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L'Eveil selon René Daumal



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René Daumal


La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. Pierre Theilard de Chardin
Après avoir consacré nos trois derniers billets
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au texte fondateur de Roger Gilbert-Lecomte intitulé Les Métamorphoses de la poésie
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, nous proposerons ci-dessous un texte de René Daumal, l’autre figure emblématique du Grand Jeu, où l’auteur évoque la métaphysique comme cette « science des sciences » qui naît de la « réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible».

Une culture a-cosmique

La pensée intégrale ne possède pas de carte d’identité. Ce serait une erreur d’identifier et de réduire un courant de pensée qui est, par essence, dynamique, évolutif et planétaire, à tel ou tel auteur, à telle ou telle culture, à telle ou telle formulation. Ce grand fleuve s’enrichit et s’agrandit des apports spécifiques de chaque culture qui exprime la même dynamique à travers des formes qui lui sont propres. Ces formes culturelles s’inscrivent dans une généalogie liée à l’histoire et au génie d’un peuple.

La France apparaissait à Cioran
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comme « le refus du mystère ». Il définissait ainsi la culture française : « Il s'agit d'une culture de la forme qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement... La France considère tout ce qui dépasse la forme comme une pathologie du goût. Son intelligence n'admet pas non plus le tragique, dont l'essence se refuse à être explicite, tout comme le sublime...

C'est une culture a-cosmique, non sans terre mais au-dessus d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais elles s'articulent d'elles-mêmes, leur point de départ, leur origine ne comptent pas... Les cultures a-cosmiques sont des cultures abstraites. Privées de contact avec les origines, elles le sont aussi avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.
» (De la France
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)

Formalisme et métamorphose

La forme a deux destins possibles : celui, évolutif et créatif, de la métamorphose et celui, régressif et mortifère, du formalisme.
La métamorphose c’est la destinée créatrice d’une forme qui exprime une force dynamique et qui évolue dans le temps en se trans-formant. Le formalisme c’est le destin fatal d’une forme qui, ayant perdu sa fonction, est privée de toute dynamique. C'est ainsi qu'elle se délite progressivement en se cristallisant puis en se désorganisant.

Dès lors qu’il devient hégémonique, le tropisme de la culture française pour l’abstraction formelle se révèle étouffant : il dégrade la forme en un formalisme morbide à l’origine d’une pensée purement abstraite dont la conséquence est une sensibilité désenchantée. Fondé sur le déni de l’énergie créatrice, le formalisme relève d’une cristallisation de la forme, dénuée de toute dynamique fonctionnelle comme de tout enracinement sensible.

En réaction à cette emprise du formalisme abstrait sur la culture hexagonale, des créateurs ont préféré l’exil intérieur en choisissant le mystère comme patrie. Ils ont conçus l’art comme une façon de résister spirituellement à la chosification programmée de la conscience et du monde. Ce faisant, ils n’en sont pas moins restés fidèles à la précision formelle propre au génie et à la tradition française. Ils ont ainsi développé des langages formels à travers lesquels s’exprime leur intuition sensible.

Une secrète alchimie
C’est ainsi que tout un courant artistique et culturel – aussi minoritaire que visionnaire – est né en France d’une secrète alchimie entre la force de l’intuition visionnaire et la précision formelle de l’expression. Rimbaud, le Voyant, est le parfait exemple de cette intuition visionnaire qui invente un langage formel d'une profonde originalité pour exprimer sa force irréductible.
Les poètes du Grand Jeu s’inscrivent, eux aussi, dans ce courant. Pas étonnant qu’ils aient posé les bases, dès les années trente, d’une vision intégrale fondée sur la synthèse entre intuition sensible et forme conceptuelle, annonçant de manière prémonitoire l’évolution culturelle qui aura lieu tout au long du vingtième siècle.

Dans Les Métamorphoses de la poésie, Roger Gilbert-Lecomte explicite les fondements d’une méthodologie poétique qui serait un mode de connaissance à part entière – à la fois opposé à la raison discursive et complémentaire – à l’origine d’une véritable «métaphysique expérimentale » dont René Daumal fut un grand explorateur.

L’Axe Daumal

Dans un beau texte intitulé L’Axe Daumal
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, Damien-Guillaume Audollent présente ainsi l’autre protagoniste principal du Grand Jeu : « Qui se souvient de René Daumal ? Soixante ans tout juste après sa disparition — il est mort le 21 mai 1944, à l’âge de trente-six ans —, que reste-t-il dans nos mémoires et dans nos vies de celui qu’on aura vite classé parmi les « météores » de notre littérature, pour mieux neutraliser sous cette étiquette la puissance de ses écrits, faits et gestes, marqués par une radicale « métaphysique expérimentale » ?

Qu’est-ce que le Grand Jeu, tentative pour hisser haut les couleurs de la « vraie vie », dont il fut l’un des principaux artisans, peut encore nous dire ? Dans cet aujourd’hui caricatural de bruit et de fureur où nous errons bouche bée, Daumal, « phrère simpliste », poète, philosophe, pataphysicien, traducteur du sanskrit, lecteur de Rabelais, Gurdjieff, Jarry, Hegel et des Upanishads, est-il encore seulement audible ?

Et si c’était plutôt nos oreilles qui étaient bouchées ? Du Contre-Ciel à L’évidence absurde, de Mugle aux Pouvoirs de la parole, de La Grande Beuverie au Mont analogue, Daumal n’a pourtant cessé de délivrer un message transcendant les clivages traditionnels et artificiels qui voudraient opposer l’art à la vie, la réflexion à l’action, le sujet à l’objet. Contre toutes les doxa et tous les pouvoirs en place — il a notamment été l’un des rares à oser, dès la fin des années 1920, affronter André Breton sur le terrain des arguments et non sur celui des invectives —, Daumal expérimente les voies d’un indispensable retour à l’essentiel.

Ainsi qu’il l’écrit dans un projet de présentation du Grand Jeu, celui-ci «
exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l’être ; il est donc l’ennemi naturel des Patries, des États impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies. »

Les Dernières Paroles du poète : «
Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon qu’elle sert le sous-humain ou le surhumain », selon qu’elle flatte la dépendance, l’illusion et le mensonge, ou qu’elle tend à nous réveiller de nos confortables sommeils, peuplés de fantômes qui prétendent gouverner nos vies. (Il existe également de nombreuses formes de poésie grise, aussi inoffensives que vides de sens.)

Dans sa recherche d’autonomie, de liberté et d’authenticité, explique Daumal, le seul ennemi véritable de l’homme, c’est lui-même. L’enfer, ce n’est ni les autres, ni le monde extérieur, mais bel et bien ce « je » hagard qui, en chacun de nous, se croit maître d’une prétendue individualité, dont il ignore pourtant les tenants et les aboutissants
. »

Le texte ci-dessous sur l'éveil est tiré de Tu t’es toujours trompé
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, un pamphlet sur les intellectuels à propos des existentialistes et d’Albert Camus. René Daumal y évoque le développement de la conscience comme « une trajectoire indéfinie d'éveils toujours nouveaux » : « Tu t'éveilles ; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte ». Cette formulation renvoie très précisément aux divers niveaux évolutifs de la conscience tels qu'ils ont été modélisés par les cultures traditionnelles et synthétisés par la théorie intégrale
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de Ken Wilber
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.


L’expérience de l’éveil. René Daumal

Tel homme s’éveille, le matin, dans son lit. A peine levé, il est déjà de nouveau endormi ; en se livrant à tous les automatismes qui font que son corps peut s'habiller, sortir, marcher, aller à son travail, s'agiter selon la règle quotidienne, manger, bavarder, lire un journal – car c’est en général le corps seul qui se charge de tout cela –, ce faisant il dort.

Pour s’éveiller il faudrait qu’il pensât : toute cette agitation est hors de moi. Il lui faudrait un acte de réflexion. Mais si cet acte déclenche en lui de nouveaux automatismes, ceux de la mémoire, du raisonnement, sa voix pourra continuer à prétendre qu’il réfléchit toujours ; mais il s’est encore endormi.

Il peut ainsi passer des journées entières sans s’éveiller un seul instant. Songe seulement à cela au milieu d'une foule, et tu te verras environné d'un peuple de somnambules. L'homme passe, non pas, comme on dit, un tiers de sa vie, mais presque toute sa vie à dormir de ce vrai sommeil de l'esprit.

Et ce sommeil, qui est l’inertie de la conscience
a beau jeu de prendre l’homme dans ses pièges : car celui-ci, naturellement et presque irrémédiablement paresseux, voulait bien s'éveiller certes, mais comme l'effort lui répugne, il voudrait - et naïvement il croit la chose possible - que cet effort une fois accompli le plaçât dans un état de veille définitif ou au moins de quelque longue durée ; voulant se reposer dans son éveil, il s'endort.

Et le seul acte immédiat que tu puisses accomplir, c'est t'éveiller, c’est prendre conscience de toi-même. Jette alors un regard sur ce que tu crois avoir fait depuis le commencement de cette journée, c'est peut-être la première fois que tu t'éveilles vraiment ; et c'est seulement en cet instant que tu as conscience de tout ce que tu as fait, comme un automate sans pensée.

Pour la plupart, les hommes ne s’éveillent même jamais à ce point qu'ils se rendent compte d'avoir dormi. Maintenant, accepte si tu veux cette existence de somnambule. Tu pourras te comporter dans la vie en oisif, en ouvrier en paysan, en marchand, en diplomate, en artiste, en philosophe sans t'éveiller jamais que de temps en temps, juste ce qu'il faut pour jouir ou souffrir de la façon dont tu dors ; ce serait même peut-être plus commode, sans rien changer à ton apparence, de ne pas t'éveiller du tout.

Et comme la réalité de l'esprit est acte, l'idée de substance pensante n'étant rien si elle n’est actuellement pensée en ce sommeil, absence d'acte, privation de pensée, il n’y a rien, il est véritablement la mort spirituelle.

Mais si tu as choisi d'être, tu t’es engagé sur un rude chemin, montant sans cesse et réclamant un effort de tout instant. Tu t'éveilles ; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte.

Au lieu que les autres hommes, pour le plus grand nombre, ne font que s'éveiller, s'endormir, s’éveiller, s’endormir, monter un échelon de conscience pour le redescendre aussitôt, ne s’élevant jamais au-dessus de cette ligne zigzagante, tu te trouves et te retrouves là selon une trajectoire indéfinie d'éveils toujours nouveaux.

Et comme rien ne vaut que pour la conscience percevante, ta réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible constituera la science des sciences. Je l’appelle métaphysique.

Mais, toute science des sciences qu’elle est, n’oublie pas qu’elle ne sera jamais que l'itinéraire tracé d'avance, et à grands traits, d’une progression réelle. Si tu l’oublies, si tu crois avoir achevé de t’éveiller parce tu as établi d’avance les conditions de ton éveil perpétuel, à ce moment de nouveau tu t’endors, tu t’endors dans la mort spirituelle.

Source : http://journal-integral.blogspot.fr/2012/02/leveil-selon-rene-daumal.html

 

Mémorables




Souviens-toi : de ta mère et de ton père, et de ton premier mensonge, dont l’indiscrète odeur rampe dans ta mémoire.

Souviens-toi de ta première insulte à ceux qui te firent : la graine de l’orgueil était semée, la cassure luisait, rompant la nuit une.

Souviens-toi des soirs de terreurs où la pensée du néant te griffait au ventre, et revenait toujours te le ronger, comme un vautour ; et souviens-toi des matins de soleil dans la chambre.

Souviens-toi de la nuit de la délivrance, où ton corps, dénoué, tombant comme une voile, tu respiras un peu de l’air incorruptible ; et souviens-toi des animaux gluants qui t’ont repris.

Souviens-toi des magies, des poisons et des rêves tenaces, -tu voulais voir, tu bouchais tes deux yeux pour voir, sans savoir ouvrir l’autre.

Souviens-toi de tes complices et de vos tromperies, et de ce grand défi de sortir de la cage.

Souviens-toi du jour où tu crevas la toile et fut pris vivant, fixé sur place dans le vacarme de vacarmes des roues de roues tournant sans tourner, toi dedans, happé toujours par le même moment immobile, répété, répété, et le temps ne faisait qu’un tour, tout tournant en trois sens innombrables, le temps se bouclait à rebours, -et les yeux de chair ne voyaient qu’un rêve, il n’existait que le silence dévorant, les mots étaient des peaux séchées, et le bruit, le oui, le bruit, le non, le hurlement visible et noir de la machine impossible te niait, le cri silencieux, « je suis » que l’os entend, dont la pierre meurt, dont croit mourir ce qui ne fut jamais – et tu renaissais à chaque instant que pour être nié par le grand cercle sans bornes, tout pur, tout centre, pur sauf toi.

Et souviens-toi des jours qui suivirent, quand tu marchais comme un cadavre ensorcelé, avec la certitude d’être mangé par l’infini, d’être annulé par le seul existant Absurde.

Et surtout souviens-toi des jours honteux où tu voulus tout jeter, n’importe comment, -mais un gardien veillait quand tu rêvais, il te fit toucher ta chair, il te fit souvenir des tiens, il te fit ramasser tes loques – souviens-toi de ton gardien.

Souviens-toi du beau mirage des concepts, et des mots émouvants, - palais de miroirs, bâti dans une cave ; et souviens-toi de l’homme qui vint, qui cassa tout, qui te prît de sa rude main, te tira de tes rêves, et te fit asseoir dans les épines du plein jour ; et souviens-toi que tu ne sais te souvenir.

Souviens-toi que tout se paie, souviens-toi de ton bonheur, mais quand fut écrasé ton cœur, il était trop tard pour payer d’avance.

Souviens-toi de l’ami qui tendait sa raison pour recueillir tes larmes, jaillies de la source gelée que violait le soleil du printemps.

Souviens-toi que l’amour triompha quand elle et toi vous sûtes vous soumettre à son feu jaloux, priant de pourrir dans la même flamme.

Mais souviens-toi qu’amour n’est de personne, qu’en ton cœur de chair n’est personne, que le soleil n’est à personne, rougis en regardant le bourbier de ton cœur.

Souviens-toi des matins où la grâce était comme un bâton brandi qui te menait, soumis, par tes journées, - heureux le bétail sous le joug !

Et souviens-toi que ta pauvre mémoire entre ses doigts gourds laissa filer le poisson d’or.


Souviens-toi de ceux qui te disent : souviens-toi, -souviens-toi de la voix qui te disait: ne tombe pas, -et souviens-toi du plaisir douteux de la chute.

Souviens-toi, pauvre mémoire mienne, des deux faces de la médaille, - et de son métal unique.


René Daumal
 
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​ Ce témoignage écrit peu de temps avant sa mort se passe de commentaires...

Souvenir déterminant de René Daumal
Le fait est impossible à raconter. J’ai souvent essayé de le dire, depuis près de 18 ans qu’il s’est produit. je voudrais, une bonne fois, épuiser toutes mes ressources de langage à en rapporter du moins les circonstances externes et internes. Ce fait, c’est une certitude, acquise par accident dans ma seizième ou dix-septième année, et dont le souvenir a orienté le meilleur de moi vers la recherche des moyens de la retrouver durablement. Mes souvenirs d’enfance et d’adolescence sont jalonnés d’une série de tentatives pour faire l’expérience de l’au-delà, et cette suite d’essais, faits au petit bonheur, me conduisit à l’expérience fondamentale dont je parle. Vers l’âge de six ans, aucune croyance religieuse ne m’ayant été inculquée, le problème de la mort se présenta à moi dans toute sa nudité. Je passais des nuits atroces, griffé au ventre et pris à la gorge par l’angoisse du néant, du «plus rien du tout». Vers onze ans, une nuit, relâchant tout mon corps, j’apaisai la terreur et la révolte de mon organisme devant l’inconnu, et un sentiment nouveau naquit en moi, espérance et avant-goût d’un impérissable. Mais je voulais plus, je voulais une certitude. A quinze ou seize ans, je commençai mes recherches expérimentales, sans direction et un peu au hasard. Ne trouvant pas le moyen d’expérimenter directement sur la mort - sur ma mort - j’essayai d’étudier mon sommeil, supposant une analogie entre celui-ci et celle-là. Je tentai, par divers procédés, d’entrer éveillé dans l’état de sommeil. L’entreprise est moins rigoureusement absurde qu’elle ne semble, mais elle est périlleuse à divers égards. Je ne pus la poursuivre bien loin; la nature me donna quelques sérieux avertissements sur les dangers que je courais. Un jour, je décidai pourtant d’affronter le problème de la mort elle-même; je mettrais mon corps dans un état aussi voisin que possible de la mort physiologique, mais en employant toute mon attention à rester éveillé et à enregistrer tout ce qui se présenterait à moi. J’avais sous la main du tétrachlorure de carbone, dont je me servais pour tuer les coléoptères que je collectionnais. Sachant que ce produit est, chimiquement, de la même série que le chloroforme - plus toxique que lui - je pensai pouvoir en régler l’action d’une façon assez commode : au moment où la syncope se produirait, ma main retomberait avec le mouchoir que j’aurais maintenu sous mes narines imbibé du liquide volatil. Par la suite, je répétai l’expérience en présence de camarades, qui auraient pu me porter secours au besoin. Le résultat fut toujours exactement le même, c’est-à-dire qu’il dépassa et bouleversa mon attente en faisant éclater les limites du possible et en me jetant brutalement dans un autre monde. Il y avait d’abord les phénomènes ordinaires de l’asphyxie battements des artères, bourdonnements, bruit de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumière; puis sentiment que cela devient sérieux, que c’est fini de jouer, et rapide récapitulation de ma vie jusqu'à ce jour. S’il y avait une légère angoisse, elle n’était pas distincte d’un malaise corporel dont mon intellect restait tout à fait libre, et celui-ci se répétait à lui-même : attention, ne t’endors pas, c’est le moment de tenir l’œil ouvert. Les phosphènes qui dansaient devant mes yeux couvraient bientôt tout l’espace, qu’emplissait le bruit de mon sang; bruit et lumière emplissaient le monde et ne faisaient qu’un rythme. A ce moment-là, je n’avais déjà plus l’usage de la parole, et même de la parole intérieure; la pensée était beaucoup trop rapide pour traîner des mots avec elle. Je notais, en un éclair, que j’avais toujours le contrôle de la main qui tenait le tampon, que je percevais toujours correctement le lieu où était mon corps, que j’entendais les paroles prononcées près de moi, que j’en percevais le sens - mais objets, mots et sens des mots n’avaient soudain plus de signification ; il en était comme de ces mots que l’on a répétés longtemps, et qui semblent morts et étranges dans la bouche : on sait encore ce que signifie le mot « table », on pourrait l’employer correctement, mais il n’évoque plus du tout son objet. Donc, tout ce qui, dans mon état ordinaire, était pour moi «le monde » était toujours là, mais comme si brusquement on l’avait vidé de sa substance; ce n’était plus qu’une fantasmagorie à la fois vide, absurde, précise et nécessaire. Et ce « monde » apparaissait ainsi dans son irréalité parce que brusquement j’étais entré dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d’évidence dans lequel j’étais jeté tourbillonnant comme un papillon dans la flamme. A ce moment, c’est la certitude, et c’est ici que la parole doit se contenter de tourner autour du fait. Certitude de quoi ? - Les mots sont lourds, les mots sont lents, les mots sont trop mous ou trop rigides. Avec ces pauvres mots, je ne puis émettre que des’propositions imprécises, alors que ma certitude est pour moi l’archétype de la précision. Tout ce qui, de cette expérience, reste pensable et formulable dans mon état ordinaire, c’est ceci - mais j’en donnerais ma tête à couper : j’ai la certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde ou d’une autre sorte de connaissance ; et, à ce moment-là, je connaissais directement, j’éprouvais cet au-delà dans sa réalité même. Il est important de répéter que, dans ce nouvel état, je percevais et comprenais très bien l’état ordinaire, celui-ci étant contenu dans celui-là, comme la veille comprend les rêves, et non inversement; cette relation irréversible prouve la supériorité [dans l’échelle de la réalité, ou de la conscience] du second état sur le premier. Je pensais nettement : tout à l’heure je serai revenu à ce qu’on appelle « l’état normal », et peut-être le souvenir de cette épouvantable révélation s’assombrira, mais c’est en ce moment que je vois la vérité. Je pensais cela sans mots, et en accompagnement d’une pensée supérieure qui me traversait, qui se pensait pour ainsi dire dans ma substance même avec une vitesse tendant à l’instantané. J’étais pris au piège, de toute éternité, précipité vers un anéantissement toujours imminent avec une vitesse accélérée, à travers le mécanisme terrifiant de la Loi qui me niait. « C’est cela ! c’est donc cela ! » - tel était le cri de ma pensée. Je devais, sous peine du pire, suivre le mouvement ; c’était un effort terrible et toujours plus difficile, mais j’étais forcé de faire cet effort ; jusqu'au moment où, lâchant prise, je tombais sans doute dans un très bref état de syncope; ma main lâchait le tampon, j’aspirais de l’air, et je demeurais, pour le restant de la journée, ahuri, abruti, avec un violent mal de tête. Je vais maintenant tenter de cerner la certitude indicible au moyen d’images et de concepts. Il faut comprendre d’abord que, par rapport à notre pensée ordinaire, cette certitude est à un degré supérieur de signification. Nous sommes accoutumés à nous servir d’images pour signifier des concepts; ainsi, l’image d’un cercle pour signifier le concept de cercle. Ici, le concept lui-même n’est plus le terme final, la chose à signifier; le concept - l’idée au sens ordinaire du mot - est lui-même un signe de quelque chose de supérieur. je rappelle qu’au moment où la certitude se révélait, mes mécanismes intellectuels ordinaires continuaient à fonctionner : des images se formaient, des concepts et des jugements se pensaient, mais sans avoir à s’encombrer de mots, ce qui donnait à ce processus la vitesse et la simultanéité qu’ils ont souvent dans des moments de grands dangers, comme au cours d’une chute en montagne, par exemple. Les images et concepts que je vais décrire étaient donc présents au moment de l’expérience, à un niveau de réalité intermédiaire entre l’apparence du « monde extérieur » quotidien et la certitude elle-même. Cependant, certaines de ces images et certains de ces concepts résultent d’une affabulation ultérieure, due à ce que, dès que je voulus raconter l’expérience, et d’abord à moi-même, je fus obligé d’employer des mots, donc de développer certains aspects implicites des images et concepts. Je commencerai par les images, bien qu’images et concepts fussent simultanés. Elles sont visuelles et sonores. Les premières se présentaient comme un voile de phosphènes plus réel que « le monde » de l’état ordinaire, que je pouvais toujours percevoir au travers. Un cercle mi-partie rouge et noir inscrit dans un triangle mi-partie de même, le demi-cercle rouge étant dans le demi-triangle noir et inversement; et l’espace entier était divisé indéfiniment ainsi en cercles et triangles inscrits les uns dans les autres, s’agençant et se mouvant, et devenant les uns les autres d’une manière géométriquement impossible, c’est-à-dire non représentables dans l’état ordinaire. Un son accompagnait ce mouvement lumineux, et je m’apercevais soudain que c’était moi qui produisais ce son; j’étais presque ce son lui-même, j’entretenais mon existence en émettant ce son. Ce son s’exprimait par une formule que je devais répéter de plus en plus vite, pour « suivre le mouvement »; cette formule [je raconte les faits sans essayer de déguiser leur absurdité] se prononçait à peu près : « Tem gwef tem gwef dr rr rr » avec un accent tonique sur le deuxième « gwef », et la dernière syllabe se confondant avec la première donnait une impulsion perpétuelle au rythme, qui était, je le répète, celui de ma propre existence. Je savais que, dès que cela irait trop vite pour que je puisse suivre, la chose innommable et épouvantable se produirait. Elle était en effet toujours infiniment près de se réaliser, et, à la limite... je ne puis rien en dire de plus. Quant aux concepts, ils tournent autour d’une idée centrale d’identité: tout revient au même à tout instant; et ils s’expriment par des schémas spatiaux, temporels, numériques - schémas présents au moment même, mais dont la discrimination en ces diverses catégories et l’expression verbale sont, bien entendu, postérieures. L’espace où avaient lieu les représentations n’était pas euclidien, car c’est un espace tel que toute extension indéfinie à partir d’un point de départ revient à ce point de départ; je crois que c’est cela que les mathématiciens appellent un « espace courbe ». Projeté sur un plan euclidien, le mouvement peut se décrire ainsi : soit un cercle immense dont la circonférence est rejetée à l’infini, parfait, pur et homogène - sauf un point : mais de ce fait ce point s’élargit en un cercle qui croît indéfiniment, rejette sa circonférence à l’infini et se confond avec le cercle originel, parfait, pur et homogène - sauf un point, qui s’élargit en un cercle... et ainsi de suite, perpétuellement, et à vrai dire instantanément, car c’est à chaque instant que la circonférence rejetée à l’infini réapparaît simultanément comme point ; non pas un point central, ce serait trop beau : mais un point excentrique, qui représente à la fois le néant de mon existence et le déséquilibre que cette existence, par sa particularité, introduit dans le cercle immense du Tout, qui à chaque instant m’annule en reconquérant son intégrité[qu’il n’a jamais perdue : c’est moi qui suis toujours perdu]. Sous le rapport du temps, c’est un schéma parfaitement analogue, et ce mouvement de retour à son origine d’une expansion indéfinie s’entend comme durée[une durée « courbe »] aussi bien que comme espace : le dernier moment est perpétuellement identique ’ au premier, tout cela vibre simultanément dans l’instant, et c’est seulement par nécessité de représenter les choses dans notre « temps » ordinaire que je dois parler d’une répétition indéfinie : cela que je vois, je l’ai toujours vu, je le verrai toujours, encore et encore, tout recommence identiquement à chaque instant - comme si, mon existence particulière et rigoureusement nulle était, dans la substance homogène de l’Immobile, la cause d’une prolifération cancéreuse de moments. Sous le rapport du nombre, de même, la multiplication indéfinie des points, des cercles, des triangles, aboutit instantanément à l’Unité régénérée, parfaite sauf moi, et ce sauf moi déséquilibrant l’unité du Tout engendre une multiplication indéfinie et instantanée qui va immédiatement se confondre, à la limite, avec l’unité régénérée, parfaite sauf moi,... et tout recommence - toujours sur place et en un instant, sans que le Tout soit réellement altéré. Je serais conduit aux mêmes expressions absurdes si je continuais ainsi à essayer d’enfermer la certitude dans la série des catégories logiques-, sous la catégorie de causalité, par exemple, la cause et l’effet s’enveloppent et se développent à chaque instant, passant l’une dans l’autre à cause du déséquilibre que produit dans leur identité substantielle le vide, le trou infinitésimal que je suis. J’en ai assez dit pour que l’on comprenne que la certitude dont je parle est à la fois mathématique, expérimentale et émotionnelle;mathématique - ou plutôt mathématico-logique - on peut saisir cela indirectement, par la description conceptuelle que je viens de tenter, et qui peut se résumer abstraitement ainsi : identité de l’existence et de la non-existence du fini dans l’infini; expérimentale, non seulement parce qu’elle est fondée sur une vision directe[ce qui serait observation et non forcément expérience], non seulement parce que l’expérience peut être refaite à tout moment, mais parce qu’elle était éprouvée à chaque instant par ma lutte pour « suivre le mouvement » qui m’annulait, en répétant la formule par laquelle je me prononçais moi-même; émotionnelle, parce que dans tout cela - et c’est là le centre de l’expérience - c’est de moi qu’il s’agit : je voyais mon néant face à face, ou plutôt mon anéantissement perpétuel dans chaque instant, anéantissement total mais non absolu : les mathématiciens me comprendront si je dis « asymptotique ». J’insiste sur ce triple caractère de la certitude afin de prévenir, chez le lecteur, trois sortes d’incompréhension. Premièrement, je veux éviter à des esprits vagues l’illusion de me comprendre alors qu’ils n’auraient, pour répondre à ma certitude mathématique, que de vagues sentiments de mystère, d’au-delà, etc. Deuxièmement, je veux empêcher les psychologues, et spécialement les psychiatres, de prendre mon témoignage non comme un témoignage mais comme une manifestation psychique intéressante à étudier et explicable par ce qu’ils croient être leur « science psychologique », et c’est pour rendre vaines leurs tentatives que j’ai insisté sur le caractère expérimental[et non simplement introspectif] de ma certitude ; enfin, le cœur même de cette certitude, le cri : « c’est moi cela : c’est de moi qu’il s’agit » - ce cri doit effrayer les curieux qui voudraient, d’une façon ou d’une autre, faire la même expérience; je les avertis que c’est une expérience terrible, et s’ils veulent des précisions sur ses dangers, ils peuvent me les demander en privé; je ne parle pas des dangers physiologiques [qui sont très grands], car si, moyennant l’acceptation de graves maladies ou infirmités, ou d’une abréviation très sensible de la durée de la vie physique, on pouvait acquérir une certitude, ce ne serait pas payer trop cher ; je ne parle pas seulement non plus du risque très réel de folie ou d’abrutissement définitif, auquel je n’ai échappé que par une chance extraordinaire dont je ne puis parler par écrit. Le danger est bien plus grave, et l’histoire de la femme de Barbe-Bleue l’illustre bien : elle ouvre la porte du cabinet défendu, et le spectacle d’horreur qui la frappe la marquera comme au fer rouge au plus profond d’elle-même. Après la première expérience, d’ailleurs, je passai plusieurs jours dans un état de « décollement » de ce qu’on appelle d’ordinaire le « réel »; tout me paraissait une absurde fantasmagorie, aucune logique ne pouvait plus me convaincre de quoi que ce fût, j’étais prêt à suivre, comme une feuille au vent, n’importe quelle impulsion extérieure ou intérieure, et cela faillit m’entraîner à des « actes » [si l’on peut dire] irréparables - rien n’ayant plus d’importance pour moi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je répétai plusieurs fois l’expérience, toujours avec exactement le même résultat; ou plutôt c’était toujours le même moment, le même instant que je retrouvais, coexistant éternellement au déroulement illusoire de ma durée. Ayant vu le danger, cependant, je cessai de renouveler l’épreuve. Un jour pourtant, plusieurs années après, je fus, pour une petite intervention chirurgicale, anesthésié au protoxyde d’azote; ce fut exactement la même chose, le même instant unique que je retrouvai - cette fois, il est vrai, jusqu'à la syncope totale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ma certitude n’avait certes pas besoin de confirmations extérieures, mais bien plutôt c’est elle qui m’éclaira soudain le sens de toutes sortes de récits que d’autres hommes ont tenté de faire de la même révélation. En effet, je sus bientôt que je n’étais pas le seul, que je n’étais pas un cas isolé et pathologique dans le cosmos. D'abord, plusieurs de mes camarades essayèrent de faire la même expérience. Pour la plupart, il ne se passa rien, sauf les phénomènes ordinaires qui précèdent la narcose. Deux d’entre eux allèrent un peu plus loin, mais ne rapportèrent de leur escapade que les images assez vagues d’un profond ahurissement; l’un disait que c’était comme les affiches de réclame pour un certain apéritif, où deux garçons de café portent des bouteilles sur les étiquettes desquelles deux garçons de café portent des bouteilles sur les étiquettes desquelles.... et l’autre, creusant douloureusement sa mémoire, essayait de m’expliquer : « Ixian ,ixian, i..., Ixian, ixian , i... », ce qui traduisait évidemment dans sa langue mon « Tem gwef tem gwef dr rr rr... ». Mais un troisième connut exactement la même réalité que moi, et il ne nous fallut qu’un regard échangé pour savoir que nous avions vu la même chose, c’était Roger Gilbert-Lecomte, avec qui je devais diriger la revue «Le Grand Jeu », dont le ton de conviction profonde n’était que le reflet de notre certitude commune ; et je suis persuadé que cette expérience détermina sa vie comme elle détermina la mienne, bien que dans un sens différent. Et peu à peu je découvris dans mes lectures des témoignages de la même expérience, car j’avais eu la clef de ces récits et de ces descriptions dont je ne pouvais, auparavant, soupçonner le rapport avec une même et unique réalité. William James parle de la chose. O. V. de L. Milosz, dans son Épître à Storge, en fait un récit qui me bouleversa par les termes qu’il emploie, et que je retrouvais dans ma bouche. Le fameux cercle dont parla un moine du moyen âge, et que vit Pascal [mais qui le vit et qui en parla le premier ?] cessa d’être pour moi une froide allégorie, mais je sus qu’il était une vision dévorante de ce que j’avais vu aussi. Et, par delà tous ces témoignages humains, plus ou moins complets [il n’est guère de vrai poète chez qui je n’en retrouvais au moins un fragment], les confessions des grands mystiques, et, par delà encore, certains textes sacrés de diverses religions, m’apportaient l’affirmation de la même réalité, parfois sous sa forme terrifiante, lorsqu’elle est perçue par un individu limité, qui ne s’est pas rendu capable de la percevoir, qui, comme moi, a essayé de regarder l’infini par le trou de la serrure et s’est trouvé devant l’armoire de Barbe-Bleue, parfois sous la forme paisible, pleinement heureuse et intensément lumineuse qui est la vision des êtres qui se sont réellement transformés et peuvent la voir, cette Réalité, face à face, sans en être détruits. Je pense, par exemple, à la révélation de l’Être divin dans la Bhagavad-Gîtâ, aux visions d’Ézéchiel et de saint Jean à Patmos, à certaines descriptions du livre des morts tibétain « Bardo Thô Dol », à un passage du Lankâvatâra-Sûtra... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . N’étant pas devenu fou tout de suite définitivement, je me mis peu à peu à philosopher sur le souvenir de cette expérience. Et j’aurais sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment quelqu’un ne s’était trouvé sur ma route pour me dire : Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. Source: http://morne.free.fr/celluledessites/Game/point8888.htm
" Dés que leurs visages furent tournés vers le dehors, les hommes devinrent incapables de se voir eux-mêmes, et c'est notre plus grande infirmité. Ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage, (...) Or, il y a sûrement une possibilité pour l'homme de réapprendre à se voir, de se refaire un œil intérieur.
Mais le plus grave, et le plus étrange, c'est que nous avons peur, une peur panique, non pas tellement de nous voir nous mêmes que d'être vus par nous-mêmes ; telle est notre absurdité fondamentale.
(...) Si nous avons peur de nous voir, c'est bien parce qu'alors nous ne verrions pas grand-chose ; notre fantôme a peur d'être démasqué. C'est par peur de cette horrible révélation que nous nous grimons et que nous grimaçons. Et notre tête, modeleuse de masques et conteuse d'histoires au lieu de nous guider vers la vérité, est devenue notre machine à nous mentir."
Passy [Haute-Savoie] mai 1943
 
"La danse du serpent".


Paradigmes en friction L’auteur souhaite faire resurgir les analogies et complémentarités plus que troublantes entre le savoir visionnaire archaïque maîtrisé depuis des siècles par les indigènes et les connaissances technologiques de l’homme (post)moderne, de la fission/fusion de l’atome au décodage du génome. En quelque sorte réunir sur d’autres modalités ce qu’un Descartes a séparé depuis plus de quatre siècles. Zoom historique : peu de temps après le traité de Westphalie laissant la Bohème aux mains des Hapsbourg, le soldat René Descartes est visité en rêve par une apparition angélique qui lui révèle texto : « La conquête de la nature se réalisera par les mesures et les nombres » (3). Belle ironie que de postuler par la suite une séparation nette entre substance étendue et substance pensante, entre soma et psyché, alors que l’émergence même de cette théorie s’est faite sur une mécanique onirique. Le fripon divin doit bien se marrer. L’hypothèse générale de R. Leterrier est que les chamans, et plus généralement les peuples indigènes ont élaboré un mode d’acquisition de la connaissance fondé sur une introspection assistée par les plantes visionnaires. Ce qui va à l’encontre la plus élémentaire du paradigme scientifique : la connaissance ne s’obtenant qu’à partir de l’observation dite objective d’une expérience répétée dans des conditions identiques ; en gros, le protocole d’expérimentation. La compilation de résultats débouchent sur l’élaboration d’hypothèses soumises à réfutabilité (4) : la connaissance est validée et considérée comme acquise si reproductible (donc marchandisable…). Ce paradigme scientifique ne peut accepter l’expérience d’introspection sous Ayahuasca comme moyen d’acquisition de la connaissance parce que « subjectif » et non réplicable. L’avènement de la physique quantique a cependant chamboulé la rigidité protocolaire de l’expérimentation scientifique en montrant l’ineptie de la dualité objectif-subjectif lorsque l’on pénètre plus profondément dans la matière. En effet, il est par exemple impossible de calculer en même temps la position ET la vitesse d’un électron gravitant autour d’un atome. Tout dépend du point de vue de l’observateur, de ses choix et donc de son influence même sur le déroulement de l’expérience (5). C’est le monde des probabilités et de la potentialité permanente. L’univers visionnaire généré par l’Ayahuasca ne s’embarrasse pas de telles considérations épistémologiques car « elle contiendrait aussi bien la théorie, le paradigme, l’expérience, le laboratoire, le résultat et l’expérimentateur dans un tout fusionnel » (p. 33). Sceptique ? Il y a de quoi. Partons néanmoins d’un simple constat déjà formulé il y a 16 ans par l’anthropologue Jérémy Narby (6) : comment sur les 80 000 espèces de plantes dites supérieures constituant cette pharmacie géante et naturelle qu’est la forêt amazonienne, les guérisseurs indigènes ont-ils appris la combinaison pharmacologique correspondant à l’Ayahuasca ? Pour obtenir le breuvage yagé ou « vine of the souls », il est nécessaire de mélanger une source psychoactive de diméthyltryptamine (DMT) contenue par exemple dans la plante Chacruna, «psychotria viridis » avec des inhibiteurs d’enzymes de la monoamine oxydase (les IMAO), comme l’harmine et harmaline contenus par exemple dans la liane « Banisteriopsis caapi ». Le rôle de ces derniers est de protéger la molécule DMT des enzymes intestinales lors d’une ingestion orale pour que celle-ci passe dans le sang et puisse rejoindre dans le cerveau, la glande pinéale (7) qui est le siège de l’âme pour les Hindous et … ? Descartes. Concrètement, comment les primitifs ont-ils pu savoir que telle plante va servir d’IMAO et telle autre sera une source de DMT sans aucune notion de neuropharmacologie ? Par la méthode d’essais-erreurs ? Mais bien sûr, 80 000 espèces différentes, avec toute la pharmacopée des poisons, incomestibles, toxiques foudroyant, et autres réjouissances… Sans tubes à essais, microscopes, électricité et ce satané tableau de classification périodique des éléments, mais comment diable ont-ils trouvé la recette ? : « En prenant de l’Ayahuasca » vous répondront les indigènes. Merci, c’est sympa. Il faut en convenir, nous ne sommes pas tellement plus avancés. C’est l’histoire sans fin de qui est venu le premier : l’oeuf ou la poule ? Seule, la DMT peut être ingérée par voie nasale (8), en intraveineuse (9) ou encore fumée (10) sans recourir donc aux IMAO indispensables lors d’une ingestion orale. Cette molécule est non seulement présente dans de nombreuses variétés de plantes et d’animaux (11), mais elle est également secrétée et libérée par l’organisme humain, atteignant pendant le sommeil un pic de production maximale vers 3h du matin, conjointement à la mélatonine, l’hormone du sommeil (12). Des chercheurs en psychiatrie biologique ont également détecté la présence de DMT dans différents fluides corporels humains comme le sang (13), le plasma (14), l’urine (15) et le liquide cérébro-spinal (qui baigne le cerveau et la moelle épinière) (16). La DMT est donc le premier endo-alcaloïde potentiellement psychoactif mis en évidence chez l’humain. Autrement dit, votre organisme est virtuellement capable de générer un trip spontané. En France comme dans de nombreux pays, la DMT est une substance contrôlée, interdite à la vente, possession, consommation. Chacun d’entre nous est donc porteur en permanence d’une drogue illégale… Reprenons. Comment les indigènes ont-ils fait l’acquisition d’un savoir pharmacologique élaboré sans blouse blanche ? Sans doute sur la même modalité que le prix Nobel de chimie 1993, Kary Banks Mullis, qui a découvert la méthode de réaction en chaîne par polymérase ; c’est une méthode de biologie moléculaire d'amplification génique « in vitro » qui permet de répliquer en très grand nombre une séquence d'ADN ou d'ARN connue, à partir d'une faible quantité d’acides nucléiques. Bloqué depuis plusieurs années dans sa recherche, le biochimiste s’était administré une dose de LSD-25 qui lui a permis, pendant son introspection, la visualisation de l’agencement moléculaire lui offrant de nouvelles perspectives sur l’élaboration de sa théorie. A la question des journalistes qui lui demandait fréquemment s’il aurait pu trouver la solution sans acide, Mullis répondait : « Je ne sais pas… J’en doute…J’en doute sérieusement » (17). D’autres cas similaires ont été rapportés dans l’ouvrage de Jérémy Narby et de Francis Huxley (18) où les anthropologues ont sollicité la curiosité de chercheurs en biologie moléculaire. Ces derniers d’abord sceptiques et prudents, ont finalement accepté une session sous Ayahuasca. Pendant la transe symbiotique avec le mélange, ils ont simplement « interrogé » la plante sur des points bien précis de leurs travaux. Obtenant des réponses suffisamment intrigantes et convaincantes, ils ont pu modifier leur approche du problème auquel ils étaient confrontés ; certains ont pu même soumettre à réfutabilité des hypothèses révélées par les « insight » intégrés. Les premiers étonnés furent les expérimentateurs eux-mêmes. Que l’on se comprenne bien, ce n’est pas parce que vous allez lécher trois cent gouttes d’acide, avaler une tonne de champignons, sniffer des poutres indécentes de Kétamine, inspirer des zeppelins de gaz hilarant ou mâcher une forêt entière de Salvia Divinorum que cela va faire de vous le nouvel Einstein. Par contre, en tant que catalyseur et potentialisateur de la conscience, l’usage discipliné des substances psychédéliques permet effectivement de déblayer l’accès à certaines connaissances en fait déjà présentes chez l’individu mais sur des modalités et perspectives différentes (19). Il est d’ailleurs significatif que R. Letterier n’ait pas eu besoin d’insister en quoi un usage anarchique de ces substances ne fait pas de vous des chamans mais risque au contraire de précipiter des psychoses latentes ou de vous annihiler progressivement si l’expérience n’est pas encadrée par un set & setting (20) culturellement intégré : thérapie, rite initiatique… A défaut d’un cadre d’expérience rigoureux et sécurisé, l’aventurier pourrait très bien se perdre dans les méandres sournois de sa propre psyché et du chaos indifférencié. Complice de R. Leterrier, le réalisateur Jan Kounen résume bien le problème : « On ne se met pas loin d’un vieux guérisseur bien traditionnel au cas où tu prends la foudre atomique ou que tu touches à l’énergie du Big Bang. On pourra alors chercher le vieux pour récupérer les fragments nouvellement éparpillés de ton âme ! ». (p. 11) Le complexe de Prométhée Nous empruntons l’expression à Gaston Bachelard (21) pour désigner les périls potentiels de l’âme dans sa « participation mystique » au cosmos. Dit autrement, la connaissance a un prix. En transmettant le secret du feu aux humains, Prométhée s’attira les foudres de Zeus qui ordonna au boiteux Héphaïstos d’enchaîner le Titan nu à un rocher pour que chaque jour, un aigle vienne lui dévorer le foie. Perpétuel châtiment, l’organe se régénèrerait quotidiennement : you don’t mess with the Panthéon. L’accès à certains types de connaissances ouvre de manière béante sur des écueils insoupçonnés que l’initié apprend à ses dépends. « Pour celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour » avertira bien plus tard Nietzsche. L’accès à un certain savoir peut brûler et (con)damner ceux qui n’ont pas la force d’âme nécessaire pour en supporter la liberté et ses sacrifices. Dans son ouvrage, R. Leterrier nous fait bien saisir l’implication et l’engagement intégral de l’individu souhaitant s’aventurer dans les eaux troubles et mouvementées du monde visionnaire suscité par l’Ayahuasca. Le savoir de la liane des morts étant inséparable de son expérimentation. « L’expérience visionnaire peut être comparée à un processus expérimental global où seraient unifiés l’expérimentateur avec le but de l’expérience, son questionnement, son résultat, mais également une expérimentation où les états d’âmes, les émotions, les peurs et les doutes de l’expérimentateur sont susceptibles de venir interagir avec les résultats et le cours de l’expérience. Tout semble se passer comme si cet accès à ce savoir et son utilisation requéraient une parfaite connaissance et maîtrise de soi-même ». (p. 35) Une connaissance uniquement intellectuelle et verbalisable ne conduit à aucune transformation profonde si ce n’est un renforcement de l’égo. La sophistication et richesse de l’intellect ne peuvent aboutir à une transformation de soi que dans la mesure où elles sont aussi connaissances affectives. C’est ce qu’ont saisi Spinoza et les précurseurs occidentaux de l’inconscient, de Freud à Jung en passant par William James (22) et Stanislav Grof (23). Condition sine qua non de l’accès à la connaissance non révélée : l’humilité devant le savoir. D’où l’importance de la diète lors de l’initiation car « au-delà de sa faculté évidente de purifier l’organisme du chaman afin qu’il devienne réceptif à un certain type d’information, la diète initiatique comporte également une importante dimension morale. Car, fondamentalement, la diète interroge l’apprenti chaman au cœur même de ses motivations, de sa volonté à s’engager dans cette voie d’acquisition du savoir. Durant cette épreuve, le chaman devra lutter contre ses désirs, faire taire son égo, et surtout affirmer sa capacité à maintenir consciemment et inconsciemment cette forme de détachement égotique ». (p. 37) Tout acte de connaissance est un acte de co-naissance, un « twice-born » (« deux-fois nés ») selon la terminologie de W. James (24), c’est-à-dire qu’une mort symbolique suivie d’une renaissance est indispensable à tout processus d’apprentissage par expérience cognitivo-émotionnelle, désapprendre pour réapprendre pour re-désapprendre… prolongez la boucle. « La métanoïa ou transformation ne peut effectivement s’effectuer et se comprendre qu’en intégrant les forces déstructurantes du chaos biologique et cognitif. A la lumière de la métastabilité induite par l’Ayahuasca, les expériences limites de la mort, de la maladie, de la psychose, du chaos sociétal, et des états de crise en général pourraient être reconfigurés en des modèles informationnels cohérents pour la conscience, et donc sujets au contrôle de celle-ci. » (p. 220) Pour appuyer sa remarque, R. Leterrier prend l’exemple du langage chamanique matérialisé par les chants icaros. Ceux-ci font appel à une dynamique hautement métaphorique. Graham Townsley (25) évoque le terme anglophone « language-twisting-twisting », traduisible par un langage double et entrelacé, une métaphore de métaphore. Les paroles et les sens de ces chants chamaniques sont isomorphes à la phénoménologie des chants de l’Ayahuasca (26). R. Letterier insiste bien sur la transformation ontologique du chaman lors du chant. Autant dire que la liturgie spécifique au rituel fait office de logos créateur. Cette liturgie métamorphosante consiste en une auto-description de l’énonciateur tout en réactualisant les mythes cosmogoniques. C’est la boucle de rétroaction créatrice qui permet la différence dans la répétition « lui donnant des qualités cycliques ouvertes à concrétiser tout un ensemble de potentialités créatives » (p. 67). C’est ce que l’historien des religions Mircea Eliade (27) mettait en évidence lorsqu’il parlait de la régénération du cosmos lors d’un rituel : une réactualisation d’un temps mythique, « in illo tempore », une sorte de reboot salvateur afin de réinitialiser la connaissance, en puisant dans les cosmogonies et mythologies. Celles-ci ne sont pas seulement phénomènes culturels, narratifs ou sémantiques, mais surtout des réalités objectives, vivantes. Quand le chaman entame ses chants, il accède à un savoir ancestral contenu en lui mais révélé par ce télescope végétal qu’est l’Ayahuasca : « lors de la symbiose cognitive, la plante va crée une interface de communication avec la conscience du sujet par un phénomène autoréflexif qui puise de l’information interne dans la psyché de l’expérimentateur, mais également dans le réservoir d’information et de mémoire présent dans l’intentionnalité végétale. » (p. 145) C’est par l’intermédiaire de la pleine conscience et d’une certaine forme d’individuation au sens jungien, que le réel se laisse saisir et transfigurer dans l’expérience visionnaire. - ∞ ≡ + ∞ ? L’infiniment grand des astrophysiciens fonctionnerait-t-il sur les mêmes paradigmes quantiques que l’infiniment petit des bidouilleurs de positrons et de quartz ? « Plus je m’éloignais de l’univers et plus je distinguais celui-ci dans sa structure la plus intime » (p. 25). Il semble que R. Letterier ait vécu dans sa chair l’existence de cette possibilité faisant écho aux recherches de l’astrophysicien Frijtof Capra dans son « Tao of Physics » (28) et du Dr Strassman dans « Inner Paths to Outer Space » (29). Pour faire simple, l’application de la théorie quantique au transfert d’informations entre les cellules nerveuses autorise à comparer le fonctionnement de la conscience humaine à celui d’un champ de probabilités quantiques. Formulée entre autres par le physicien Margenau (30), le médecin anesthésiste Hameroff (31) et le neurochirurgien Pribram (32), cette possibilité d’un champ de conscience gouverné par ces lois quantiques pourrait nous offrir une interface possible révélant la cohérence et continuité du néant jusqu’au vivant. Intuition kantienne confirmée par William James et tant d’autres, la conscience serait donc un fait préexistant, une dimension cachée, universelle dont le neurone pourrait être non seulement agent, mais récepteur. La conscience comme interface de transmissions n’attendant que les bonnes fréquences pour interagir avec ses propres potentialités. Quand les neurosciences rejoignent la philosophie… En effet, à travers l’Ayahuasca, l’ibogaïne ou encore la mescaline, l’expérience que nous avons de la conscience et de sa phénoménologie s’accorde largement avec la « perennial philosophy » magnifiquement exposée par Aldous Huxley (33) et de manière plus ciblée avec le principe d’universalité décrit par Leibniz ; ces auteurs nous permettent d’appréhender une conception plus vaste de la conscience et de la considérer, non plus comme donnée anthropomorphique, mais comme qualité universelle. Selon Leibniz, la « monade » est un élément de base, distinct mais représentatif de l’univers, ou encore « l’expression de la multiplicité de l’unité », « la réalité spirituelle ultime ». Dans les hymnes sacrés Upanishads, la représentation du dieu védique Indra illustre ce principe (34) : au paradis d’Indra flottait un réseau de perles somptueusement agencées : en en regardant une, toutes les autres se reflètent en elle, une mise en abîme intégrale. Mircea Eliade savait que « la perle signifie le mystère du transcendant rendu sensible, la manifestation du dieu dans le cosmos ». (35). Et Jung d’y aller carrément : « dans l’ombre de l’inconscient est caché un trésor, le « trésor difficile à atteindre » caractérisé […] par une perle brillante, ou, comme dit Paracelse, par un « mysterium », ce qui indique quelque chose de fascinant par excellence. Ce sont des possibilités d’une vie et d’un progrès spirituels ou symboliques qui constituent le but dernier, mais inconscient de la régression ». (36) Par processus de régression de la psyché, il faut entendre processus de déstructuration, retour à l’unité vitale organisatrice. Potentiellement il peut très bien survenir une régression ontogénique (histoire de l’individu en tant qu’être et singularité) mais également phylogénique (histoire évolutive de l’espèce). Le stade ultime de toute régression serait le retour au stade fusionnel génétique et/ou universel, le monde de la potentialité à l’état natif ; en bref, baigner dans l’Atman des hindous, le Samsara des bouddhistes, le Christ Cosmique etc… Dans cette hypothèse, les mécanismes de dissociation et de régression conditionnant certains états altérés de conscience nous permettent éventuellement de fusionner, par l’expérience de notre propre psyché, avec cette conscience universelle de laquelle nous procédons, à laquelle nous participons et dans laquelle nous baignons dès notre genèse. Il y aurait, par conséquent, quelque chose d’actuel dans l’être qui résonnerait en écho avec sa propre genèse, qui elle-même, résonnerait en écho avec la genèse ontogénique, puis phylogénique. Ce qui se passe pour le chaman en transe lorsqu’il entame les chants icaros en est l’exemple le plus fascinant : c’est la boucle de rétroaction créatrice, le serpent qui se mord la queue. Les modèles circulaires issus des théories de la communication, bien que permettant d’intégrer d’avantage de données, ne suffisent pas à expliquer l’infinie plasticité de la conscience et de la psyché. Leur seule représentation pertinente embrasserait un modèle à la fois linéaire, connexionniste, circulaire et conservant en chaque parcelle de sa structure la trace des évènements compilés de l’ensemble. « Un tel modèle pourrait se représenter sous la forme d’un volume, dans lequel un certain nombre de sous-systèmes pourraient entrer en interaction et dans lequel l’information diffuse serait contenue en tout point » (37). Ce modèle serait représentatif de la monade de Leibniz et s’apparenterait analogiquement aux structures géométriques des fractales. Leur agencement spatial aboutirait à un modèle de fonctionnement holistique, permettant un traitement de l’information comparable au traitement de l’image holographique (38) : le tout contient les parties, chacune contenant le tout. Ce modèle permettrait d’expliquer une propriété particulière de l’appareil psychique : lors d’une session par exemple sous Ayahuasca, l’un des invariants potentiels de l’expérience est la reviviscence d’une période passée, à travers laquelle l’individu va littéralement revivre des scènes chargées d’affect positifs ou négatifs suivant sa configuration biochimique, ses attentes, le cadre et but de l’expérience etc… Ce phénomène transforme la régression temporelle de Freud en distorsion temporelle. En effet, au phénomène de reviviscence d’évènements du passé dans l’actuel correspondrait une contraction de l’expérience revécue dans un espace temporel redéfini. Le temps linéaire serait annulé par un retour immédiat de l’expérience. Simultanément, la distorsion spatiale se plierait aux mêmes principes. Rappelons encore l’analogie avec le fonctionnement holographique des fractales permettant, qu’en tout point et en tout instant, l’ensemble de l’expérience soit disponible. Un champ de conscience statique est une absurdité, il se rétrécit ou s’élargit mais ne peut rester figé. C’est le monde de l’infiniment petit : plus on creuse, plus ça bouge. C’est le monde de l’infiniment grand : plus on s’éloigne, plus c’est dense. La conscience, c’est l’esprit en mouvance, le devenir en lui-même, la spirale inversée. De part son dynamisme ontologique, la conscience ne se révèle que dans l’observation du devenir de l’individu. Un élargissement du champ de la conscience a plutôt une allure de croissance exponentielle : plus la conscience est capable d’interagir, et plus elle interagit pour une même unité de temps. Au fur et à mesure que les représentations se complètent, les limites de l’abstraction et du désir reculent, c’est la mort de l’égo vers les sphères célestes ou l’athanor maléfique. Avec la pratique, il n’y a pas de limite à ce processus d’expansion. Que se passerait-il dans un champ de conscience tendant à l’infini ? La conscience ne pourrait-elle pas devenir ce que représente une partie vis-à-vis de la totalité, un atome vis-à-vis d’une molécule ? Si nous sommes bien dans cette dynamique holographique, la conscience pourrait alors contenir en elle-même, non seulement la temporalité et l’espace, mais l’ensemble de son devenir et sa finalité. La conscience porterait en elle-même l’immortalité… Ces quelques lignes ne reflètent qu’une partie infime des perspectives soulevées par R. Leterrier. L’auteur nous présentera par ailleurs quelques œuvres somptueuses du chaman et peintre Pablo Amaringo. Créateur de la peinture visionnaire chamanique, il est le premier artiste ayant initié les occidentaux aux peintures sur « d’Autres Mondes ». Le lecteur trouvera également dans l’ouvrage un entretien dès plus stimulant avec Jan Kounen où les deux ayahuasqueros partageront expériences, réflexions cinématographiques et futurs projets. Si cet humble commentaire ne comporte que peu de références directes à l’ouvrage étudié, ce n’est pas par hasard. Le livre de R. Leterrier se doit d’être pris intégralement dans la gueule pour pénétrer l’âme jusque dans sa chair sans bande-annonce ou teasing réducteur. Lui extirper des parties du tout serait ignorer les fabuleuses visions offertes par la sollicitation de toute votre plasticité cognitive : peintures indigènes, psychologie des profondeurs, physique quantique, expériences personnelles, cinéma, linguistique extatique, psychopharmacologie, art primitif… tous les moyens seront bons pour capter l’attention du lecteur le plus hétérogène en quête de perspectives vertigineuses. Il se fera aspirer par la boucle sans fin du serpent qui danse. Ride the snake. Charles-Antoine Menanteau

ROMUALD LETERRIER, La danse du serpent, réflexions sur l’Ayahuasca, le réel et le savoir visionnaire, Chamaneditionumeric, 2011.
Disponible sur :
CHAMANEDITIONUMERIC qrbook QRBOOK Chaman edition numeric livre e-book iPad iphone

Notes :
(1) PLOTIN, Ennéades, I, 6, 1.
(2) SHULGIN Al. & SHULGIN An. PIHKAL : A Chemical Love Story. Berkeley, California, Tranceform Press, 1991 ; SHULGIN Al. & SHULGIN An. THIKAL : The Continuation. Berkeley, California, Tranceform Press, 1993 ; SCHULTES R.E. & HOFMANN A. The botany and chemistry of hallucinogens. Springfield, Thomas Ed., 1980.
(3) Mc KENNA T. in The Alchemical Dream. Mystic Fire Productions. Un film de Sheldon Roschlin & Morgan Harris.
(4) POPPER K.R. Conjectures and refutations. The Growth of Scientific Knowledge. Routledge & Kegan Paul, 4th ed, 1972 ; POPPER K.R. The Logic of Scientific Discovery. Routledge Classics, 2006.
(5) CAPRA F. The Tao of Physics, Flamingo, 3rd ed, 1991 ; HEISENBERG W. Physics and Philosophy. Allen & Unwin, London, 1963.
(6) NARBY J. Le Serpent Cosmique. L’ADN et les origines du savoir. Georg, 1995.
(7) STRASSMAN R. DMT : The Spirit Molecule A Doctor's Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences. Park Street Press, 2000.
(8) Mc KENNA T. Foods of the Gods. Bantam, 1992 ; STAFFORD P. Psychedelics Encyclopedia. Berkeley, Ronin, 3rd ed, 1992.
(9) STRASSMAN R. DMT, The Spirit Molecule. A Doctor's Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences. Park Street Press, 2001.
(10) Notamment dans « Into de the void » de Gaspard Noé.
(11) SCHULTES R.E., HOFMANN A., RÄTSCH C. Plants of the Gods, Their Sacred, Healing, and Hallucinogenic Powers, Healing Art Press, 1992.
(12) CALLAWAY J.C., A proposed mechanism for the visions of dream sleep, Medical Hypotheses, Volume 26, Issue 2, June 1988, pp. 119-124.
(13) FRANZEN F., GROSS H. : Tryptamine, N,N-dimethyltryptamine, N,N-dimethyl-5- hydroxytryptamine and 5-methoxytryptamine in human blood and urine, Nature, 1965, 206, 1052 ; HELLER B. et al. : N-dimethylated indole-amines in blood of acute schizophrenics, Experientia, 1970, 26, 503-504 ; BIDDER T. et al. : Blood and urinary dimethyltryptamine in acute psychotic disorder ». Lancet, 1974, 1, 165 ; ANGRIST B. et al. : Dimethyltryptamine levels in blood of schizophrenic patients and control subjects, Psychopharmacology, 1976, 47, 29-32.
(14) WYATT R. J. et al. : Gas chromatographic-mass spectrometric isotope dilution determination of N, N-dimethyltryptamine concentrations in normals and psychiatric patients, Psychopharmacologia, 1973, 31, 265-270.
(15) CARPENTER W. T. et al. : A test of the transmethylation hypothesis in acute schizophrenic patients, American Journal of Psychiatry, 1975, 132, 1067-1070 ; OON M.C.H. et al. : Factors affecting the urinary excretion of endogenously formed dimethyltryptamine in normal human subjects, Psychopharmacology, 1977, 54 ,171-175 ; RÄISÄNEN M., KÄRKKÄINEN J. : Mass fragmentographic quantification of urinary N,N-dimethyl- tryptamine and bufotenine, Journal of Chromatography, Biomedical Applications, 1979, 162, 579- 584 ; CHECKLEY S. A. et al. : Urinary excretion of dimethyltryptamine in liver disease, American Journal of Psychiatry, 1979, 136, 439-441 ; CIPRIAN-OLLIVIER J., CETKOVICH-BAKMAS M. G. : Altered consciousness states and endogenous psychoses : a common molecular pathway ?, Schizophrenia Research, 1997, 28, 257-265.
(16) CORBETT L. et al. : Hallucinogenic N-methylated indolalkylamines in the cerebrospinal fluid of psychiatric and control populations, British Journal of Psychiatry, 1978, 132, 139-144 ; SMYTHIES J. R. et al. : Identification of dimethyltryptamine and O-methylbufotenine in human cerebrospinal fluid by combined gas chromatography/mass spectrometry, Biological Psychiatry, 1979, 14, 549-556.
(17) Lien Youtube : BBC Horizon - Psychedelic Science - DMT, LSD, Ibogaine - Part 5"
(18) NARBY J., HUXLEY F. Chamanes au fil du temps, Albin Michel, 2004, notamment le chapitre « Chamanes et scientifiques ».
(19) OTT J. Pharmacotheon. Entheogenic drugs, their plant sources and history. Natural Product, 2nd ed, 1996.
(20) LEARY T., METZNER R., ALPERT R., The Psychedelic Experience, Citadel Press Group, 1992.
(21) BACHELARD G. Psychanalyse du feu. Gallimard, Folio, 1985.
(22) JAMES W. The Varieties of Religious Experiences. Routledge Classics, 2008.
(23) GROF S. Psychology of the Future. State of University Press, New York, 2000.
(24) JAMES W. Philosophie de l’expérience. Flammarion, 1917.
(25) TOWNSLEY G. « Le langage double et entrelacé, une technique de connaissance » in NARBY J., HUXLEY F. Chamanes au fil du temps, Albin Michel, 2004.
(26) DELÉAGE P. Le chant de l’Anaconda : l’apprentissage du chamanisme chez les Sharanahua (Amazonie Occidentale). Société d’ethnologie, 2010.
(27) ELIADE M. Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition. Gallimard, 1949.
(28) CAPRA F. The Tao of Physics, Flamingo, 3rd ed, 1991.
(29) STRASSMAN R. et coll, Inner Paths to Outer Space. Park Street Press, 2008.
(30) MARGENAU H. The miracle of existence, Woodbridge, Conn. Ox bow Press, 1984.
(31) HAMEROFF S.R., Ultimate Computing. North Holland, 1st ed, 1987.
(32) PRIBRAM K. H. Brain and Perception, Holonomy and structure in figural processing, Lawrence Erlbaum Associates, Publishers Hillsdale, New Jersey, 1991.
(33) HUXLEY A. The Perennial Philosophy. An Interpretation of the Great Mystics, East and West. Perennial Classics, 2004.
(34) ELIADE M. Histoire des croyances et des idées religieuses. De l’âge de la pierre aux mystères d’Eleusis. Vol. 1, PAYOT, 1976.
(35) ELIADE M. Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux. Gallimard, 1952, p. 198.
(36) JUNG C.G. Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Analyse des prodromes d’une schizophrénie. Georg, 1978, p. 548.
(37) COLLOT E. « Les états non ordinaires de conscience » in MICHAUX D. (sous la direction de), Transe et Hypnose, PUF, Imago, 1995, p. 154.
(38) MC KENNA T. The Archaic Revival. Speculations on psychedelic mushrooms, the Amazon, Virtual Reality, UFO’s, Evolution, Shamanism, the Rebirth of the Goddess and the end of history. Harper, 1991.

source : RING - Ainsi parlait l'Ayahuasca
 
Salut,

Je suis en train de lire mon premier Phillip K Dick: SIVA, 1er tome. Et je suis vraiment éoustouflé par ce livre.
J'avas déjà vu ces films qui sont vraiment pas mal.

Voir la pièce jointe 13886

SIVA mêle philosophie et SP.
Surtout philosophie d'ailleurs.
En fait je dirais plutôt philosophie et troubles mentaux, délirants.

Il y a trois tomes en tout.

Mais je crois que le prochain sur ma liste sera SUBSTANCE MORT dont on m'a tant parlé. Il en a fait un film aussi, A SCANNER DARKLY ou il essaye de mettre en image la vision des protagonistes, entre drogue et nevroses.

Voir la pièce jointe 13887
 
En ce moment je lis le grand livre de la libération naturelle par la compréhension du monde intermédiaire de Robert A.F Thurman .Je précise le nom du traducteur, parce que c'est une très bonne édition commenté. Il ya plusieurs chapitres sur L'histoire du Tibet, du Bouddhisme tibétain et des explications concise sur cette philosophie et ses composants en guise d'introduction. Et le texte est lui aussi commenté pour que la lecture soit plus facile d'accès. Je recommande cette ouvrage de qualité, tant par son utilité que par sa facilité à comprendre une philosophie assez complexe.

Je me suis intéressé à ce texte grâce à Enter the Void, qui s'en inspire librement, et même avant ma découverte des psyché' (qui ont renforcé ma spiritualité envers cette philosophie). Je l'ai commencé il y'a quelques semaines, et j'en suis toujours au explications qui sont très compètes pour bien appréhender le vif du sujet (parce que sinon on n'y comprends pas grand chose honnêtement).

Voila le lien pour ceux qui sont intéressé par la science de la mort Tibétaine http://www.amazon.fr/Livre-tibétain...&sr=8-1&keywords=le+livre+des+morts+tibetains
 
Bonjour

A ma grande surprise, personne n'a parlé d'un livre très célèbre et qui m'a d'ailleurs beaucoup marqué. Ce livre, c'est le loup des steppes de Hermann Hesse. Pour faire rapide, c'est l'histoire d'un bonhomme un peu (euphémisme) paumé, qui ne vit que pour la littérature, la poésie et l'alcool, qui erre de ville en ville, qui n'a pas d'attache au sein de l'humanité et qui passe ses nuits à boire dans les bars du coin. Mais bien sûr, il va faire des rencontres, il va se passer des choses qui vont le remettre sur les rails et l'entrainer sur un chemin spirituel qui l'emmènera au confins de la conscience et de l'entendement humain. Le tout est subtilement saupoudré de quelques psychédéliques, et écrit dans la prose grandiose de Hesse. Comme, dans l'ensemble, vous vous intéressez tous aux "mécanismes intérieurs", à l'introspection, l'exploration de soi, je ne peux que vous inviter avec vigueur à le lire ! En revanche, les autres, passez votre chemin, vous vous ennuierez.

Bonne soirée !
 
Détruire le film-réalité : William Burroughs et la critique du spectacle

Résumé
: Le Reality Studio, organe générateur d’une réalité falsifiée, qui apparaît dans la trilogie Nova de William S. Burroughs, serait-il une modélisation fictionnelle de la théorie du spectacle de Guy Debord ? Cet article se propose de comparer la théorie critique du situationniste français et les trois romans de science-fiction de l’auteur américain, pour tenter d’en dégager les principaux points communs : la dénonciation du pouvoir des images sur l’individu et les moyens de combattre ce type d’aliénation, par le détournement et par la technique du cut-up.


The Soft Machine (1961), The ticket That exploded (1962) et Nova Express (1964) de William S. Burroughs (1914-1997) constituent une trilogie qui présente la particularité d’avoir été écrite en suivant la méthode du cut-up, une technique d’écriture fondée sur le découpage et le réagencement de fragments de textes préexistants d’origines diverses (de Shakespeare à Rimbaud, en passant par des publicités, des textes personnels ou des articles de presse).

Cette trilogie raconte l’affrontement entre des Criminels Nova, qui cherchent à contrôler la planète, et des groupes de résistants. Pour avoir un contrôle total sur les individus, les membres du complot Nova ont crée un film-réalité, qui se substitue au réel et maintient les individus dans un état de passivité et de besoin constant. Pour expliquer ce mécanisme, Burroughs recourt à la science-fiction : le film-réalité est un film biologique, objet hybride entre l’organique et le mécanique qui intoxique les individus à la manière d’un virus.

Dans la trilogie Nova, la réalité – ce qui nous est donné comme réalité – est artificielle, comme le serait un plateau de tournage. William Burroughs explique que « l’implicite dans Nova Express est la théorie selon laquelle ce que nous nommons réalité est en fait un film. C’est une pellicule de film, ce que j’appelle un film biologique »1. Le Reality Studio est le lieu où est produit un film biologique, intégré dans le monde, en relation directe, biologique, avec ses acteurs – c’est-à-dire avec tout individu.
Christian Prigent, dans « Morale du cut-up », commente cette théorie burroughsienne : « la “réalité” n’est pas le réel, la réalité n’est qu’un trucage, un leurre. C’est une fiction, une représentation proposée et prise pour le réel. La réalité, c’est le Spectacle, au sens que Guy Debord donne à ce mot »2.
La notion de spectacle apparaît dans la pensée de Guy Debord dès 1957, dans Rapport sur la construction de situations, et reprend la notion de distanciation de Bertold Brecht, à qui il rend hommage (« Seule l’expérience menée par Brecht à Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd’hui »3). Dans son Rapport, Debord définit le spectacle dans un cadre artistique : il distingue ainsi, comme Brecht, le théâtre d’inspiration aristotélicienne – où le spectateur est passif – d’un théâtre qui permettrait l’émancipation du public, devenu partie prenante active de l’oeuvre théâtrale, comme c’est le cas dans le projet brechtien. Dix ans plus tard, en 1967, Debord publie La société du spectacle, où la notion de spectacle est généralisée à toute la vie sociale occidentale, et qui débute ainsi : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation »4. Ainsi, la vie dans son ensemble est devenue spectacle : on entrevoit ici les affinités qu’une telle affirmation peut avoir avec le film biologique de Burroughs.

William S. Burroughs a collaboré, au milieu des années 1960, avec l’ancien situationniste Alexander Trocchi : il est très vraisemblable que Burroughs et Debord connaissaient leurs travaux respectifs, sans pour autant y faire directement référence. S’il n’y a pas de relation explicite entre le Reality Studio et le spectacle, plusieurs commentateurs ont déjà observé des affinités profondes entre ces deux modèles : c’est notamment le cas du chercheur américain Timothy S. Murphy qui y a consacré l’article « Exposing the Reality Film : William S. Burroughs among the Situationists » en 2004. Nous nous proposons ici de systématiser cette comparaison à la lumière des textes des deux auteurs.

DEUX MODELISATIONS D’UN MEME CONCEPT

Dans la trilogie Nova, les deux grands ordres maintenant la planète sous contrôle sont les Livres du Conseil et le Reality Studio, qui via respectivement le mot et l’image, produisent une réalité. « Les Livres du conseil constituent l’organe officiel où se concrétisent les possibilités contrôlantes du Verbe »5, explique Noëlle Batt. Comme nous allons le voir, le spectacle est plus proche, dans le fonctionnement décrit par Guy Debord, du second organe, le Reality Studio, qui opère à partir d’images. Mais les Livres du Conseil participent au même projet de contrôle par falsification du réel que le Reality Studio ; il s’agit d’ailleurs pour les opposants au complot de « couper toutes les bandes », celles diffusant des images comme celles diffusant des mots. Les Livres du Conseil apparaissent également liés à des processus de création d’images, comme le montre par exemple cet extrait de The Ticket that Exploded qui donne à lire un appel à la résistance :

[…] Photo tombant – Irruption dans la Chambre Grise – Déclic, tilt, faites vibrer la planète de glu verte – Tours, ouvrez le feu – Faites exploser les lignes-mots de la terre – Les troupes de combat montrent les Livres du Conseil et dictent le langage symbolique de l’ennemi virus – Combattez, vous les prisonniers contrôlés du corps – coupez toutes les bandes – Faites vibrer les Livres du Conseil avec les repas précis partagés – bribes – restes “d’Amours” d’une planète-image – Levez-vous de vos combos pourris illuminés par une femme – Mot tombant – Portières gratuites – Esprit-Télévision détruit – Irruption dans la Chambre Grise – “Amour” tombe – Le mot sexuel tombe – Brisez la photographie – Déplacez les moitiés de corps – Les Livres du Conseil et leur flash-Mambo idiot sur “leurs chiens” – […] 6

On voit ici que les images issues du Reality Studio, les mots des Livres du Conseil et tous les processus d’intoxication procèdent d’un même mouvement : il s’agit de moyens de contrôle que les opposants au Complot Nova veulent anéantir par le cut-up. Nous nous intéresserons plus particulièrement au Reality Studio – donc aux images – et à ses similitudes avec le spectacle debordien ; toutefois, les Livres du Conseil partagent avec le Reality Studio d’être un moyen de production d’une réalité falsifiée destinée à maintenir en place une vaste structure de contrôle des individus.

Le spectacle debordien est à considérer en tant que théorie critique, et le Reality Studio burroughsien comme modélisation d’un monde fictionnel ; ou pour reprendre les termes de Timothy S. Murphy, il s’agira de considérer « l’analyse essentiellement politique de Debord et celle essentiellement esthétique de Burroughs et (peut-être) vice-versa »7 ; aussi le Reality Studio peut-il être considéré comme l’extrapolation science-fictionnelle du spectacle, ce « moment historique qui nous contient »8 . On notera toutefois que si La Société du Spectacle est bien une thèse politique, la trilogie Nova et le cut-up, dans leur dimension performative, invitent le lecteur à considérer l’idéologie sous-jacente à la diégèse. De plus, ce caractère idéologique de la trilogie affleure dans de nombreux passages où les appels à la révolte peuvent être lus comme des adresses aux lecteurs.

La performativité du cut-up, à la fois procédure et motif dans la diégèse, alliée à l’ambiguïté entre récit et discours idéologique, tend à s’accentuer dans le dernier volet de la trilogie, comme l’explique Eric Mottram : « Nova express, le dernier titre de la série, est délibérément didactique et adopte la forme d’une série de scènes d’avertissement »9. Le souci didactique dont Burroughs fait preuve laisse donc entrevoir un but politique, ou du moins idéologique, qui, s’il n’est pas aussi clairement exprimé que l’est celui de Debord, ne peut se laisser ignorer.
« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »10, écrit Debord. En tant que rapport social, le spectacle repose sur l’hybridation du vécu et du spectaculaire, de sorte que le réel est pénétré par le spectacle et que le spectacle lui-même devient réel :

la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité positive est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. 11
Cette indétermination de la frontière entre « la réalité vécue » et « la contemplation du spectacle », c’est-à-dire l’indétermination entre un rapport direct au monde et à l’autre, et un rapport médiatisé par des images, se modélise dans le Reality Studio de la trilogie Nova, et renvoie au « film biologique », c’est-à-dire un hybride de vivant et de construction, de réel et d’artefact. Dans Nova Express est expliqué le fonctionnement du film biologique, et les raisons de sa permanence :

Note : Postulez un film biologique du début à la fin, de zéro à zéro comme tous les films biologiques dans un temps-univers quelconque – Appelez ce film X 1 et postulez plus avant qu’une qualité de film X 1 existe dans un temps-univers voulu. X 1 est le film ainsi que les acteurs – X 2 est l’audience qui tente de pénétrer dans le film – Personne ne peut quitter le théâtre biologique qui dans ce pays est le corps humain – Si quelqu’un quittait le théâtre il verrait un film différent Y et le film X 1 et l’audience X 2 cesserait d’exister par définition mathématique 12
On ne peut pas quitter le théâtre, sortir du film : il s’est substitué au réel, il est donc devenu le réel13.
On comprend ici toutes les potentialités du choix de la science-fiction pour modéliser un monde dévoré par le spectacle sous la forme d’une réalité virtuelle. L’omniprésence du spectacle, selon Debord, tient pourtant de la même manière à la domination d’un modèle dont les individus ne peuvent s’extraire :
Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire […] Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne. 14

13 Cette configuration n’est pas sans rappeler le film Matrix d’Andy et Larry Wachowski, sorti en 1999, dans lequel le personnage principal, Neo, prend conscience qu’il vit dans un monde virtuel, la Matrice, dont chaque individu est en réalité prisonnier.
14 Guy Debord, La Société du spectacle, § 4, op.cit., p. 767.

On voit que la « présence permanente » du spectacle debordien trouve son écho fictionnel dans l’impossibilité de sortir du film-réalité. C’est un enfermement plus temporel que spatial ; la notion de « permanence » nous révèle en effet un rapport au temps qui s’est modifié.

SPECTACLE ET REALITY STUDIO : LES NOUVEAUX OPIUMS DU PEUPLE

Pour atteindre cette permanence, le spectacle et le Reality Studio s’appuient sur des effets d’intoxication. Dans la trilogie Nova, les procédés d’intoxication par la sexualité et les drogues procèdent d’un vaste projet visant à maintenir l’ensemble des populations sous contrôle. L’identité de la drogue et de l’image est ainsi explicitée dans Nova Express, dans une note de bas de page :
Note : Puisque la came est image les images produites peuvent être facilement concentrées et fixées sur une bande son-image – comme ceci : Prenez par exemple un camé malade – Jetez une lumière bleue sur son soi-disant visage et teignez-le en bleu teignez la drogue en bleu cela n’a aucune importance poussez-lui une bulle et photographiez la miracle bleu quand la vie revient dans ce corps ambulant mort – Cela vous donnera la bande-image de la came – Maintenant projetez la transformation bleue sur votre propre visage si vous désirez la Grande Vape. 15
Le spectacle, comme le Reality Studio, repose sur l’effet anesthésiant qu’il a sur les masses.

La réalité vécue, le réel, est supplanté et infiltré par la contemplation du spectacle ; l’individu en devient ainsi le spectateur passif en état d’immersion permanente : comme le déclare Debord, « là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique »16. Le spectacle conduit ainsi à une sorte d’endormissement général, il est « le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir »17, tout comme dans la trilogie Nova, « [l]e film réalité de Martin est le divertissement le plus ennuyeux présenté à une audience captive »18.
Hypnotique, amenant à la léthargie, le spectacle agit comme une drogue, conditionnant la vie des individus et altérant leurs facultés de jugement ; mais plus encore, il crée un processus d’accoutumance :

Le spectacle est une guerre de l’opium permanente pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction à la survie augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est quelque chose qui doit augmenter toujours, c’est parce qu’elle ne cesse de contenir sa privation. S’il n’y a aucun au-delà de la survie augmentée, aucun point où elle pourrait cesser sa croissance, c’est parce qu’elle n’est pas elle-même au-delà de la privation, mais qu’elle est la privation devenue plus riche. 19
La satisfaction du besoin que crée le spectacle s’accompagne toujours de sa propre privation entretenant ainsi un manque permanent.

Ce processus correspond à l’algèbre du besoin, qui est la notion développée par Burroughs dans The Naked Lunch : il s’agit de l’équation qui régit le rapport à du toxicomane à la drogue, et les rapports d’engendrement perpétuel du manque par la satisfaction du besoin. Si ce rapport a été modélisé par l’expérience de l’auteur lorsqu’il a expliqué les effets de l’héroïne, il est tout aussi opératoire pour des intoxications différentes, notamment une intoxication à l’image. Noëlle Batt analyse les mécanismes de l’exploitation du besoin de drogue ou de sexe : il s’agit pour les organismes de contrôle de rendre impossible leur satisfaction naturelle et spontanée, et, sur la base de cette insatisfaction, de cette frustration imposée, proposer des formes de satisfaction bâtardes qui ne répondront que partiellement au manque, mais seront consommés avec avidité par les sujets en renonce. 20
Dans la mesure où toute intoxication – à la drogue, au sexe, aux marchandises – est gérée et entretenue par les dirigeants du complot Nova, le maintien du Reality Studio repose sur les différents processus d’intoxication en place.
L’intoxication est si totale que l’ordonnateur du Studio lui-même, Mr Bradly-Mr Martin, est le produit d’une intoxication et un modèle d’auto-intoxication : « Bradly-Martin est le grand prêtre bicéphale ressuscitant toujours et doué d’ubiquité, roi et dieu, archi-ingénieur de ce système pestilentiel dont il a besoin et qui a besoin de lui »21, écrit encore Eric Mottram.
Tout comme les entités qui contrôlent le Studio Réalité et entretiennent l’intoxication des individus, le spectacle crée une dépendance : Debord explique ainsi que :

l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir […] le spectacle ne se sent chez lui nulle part, parce que le spectacle est partout. 22
L’omniprésence du spectacle, allié à sa capacité à créer une dépendance, que décrit ici Debord, renvoie aux processus d’intoxication généralisée en place dans la trilogie Nova. Dans l’entretien avec Daniel Odier, Burroughs explique la difficulté à sortir de cette algèbre du besoin :

– Est-ce que la capacité de « voir ce qui est devant nous » est un moyen d’échapper à la prison-image dans laquelle nous vivons ?
– Oui, très précisément. Mais c’est une capacité que possèdent très peu de gens, et ceux qui la possèdent sont de moins en moins nombreux à cause du barrage absolu d’images auquel nous sommes soumis. Nous devenons insensibles. […] Si vous êtes bombardé d’images (camions qui passent, voitures, téléviseurs, journaux), vous vous émoussez et cela crée un brouillard permanent devant vos yeux, vous ne voyez plus rien.
Dans le fait d’être « bombardé d’images », on retrouve l’idée que celles-ci ont acquis, dans la société capitaliste d’après 1945, un statut indépendant : le reality film s’auto-suffit. Le spectacle, son fondement et son fonctionnement, c’est cette objectivation, donc cette autonomisation, des images qui deviennent un instrument de contrôle –

« [c]’est une vision du monde qui s’est objectivée », dit Debord. Les images devenues autonomes agissent ainsi sur l’individu – et non plus le contraire – et cette action est d’autant plus efficace qu’elle est constante et banalisée, la présence du spectacle étant permanente, et le rendant invisible comme entité. Anselme Jappe explique ainsi que dans la notion de spectacle,

[l]e problème n’est cependant pas l’“image” ni la “représentation” en tant que telles […] mais la société qui a besoin de ces images.[…] le problème réside dans l’indépendance atteinte par ces représentations qui se soustraient au contrôle des hommes et leur parlent sous forme de monologue, éliminant de la vie tout dialogue. Elles naissent de la pratique sociale collective, mais se comportent comme des êtres indépendants.

Les conséquences de cette autonomisation sont d’une part qu’elle entraîne une séparation de l’activité humaine, qui fait du spectacle une communication à sens unique : les images agissent sur l’individu sans que celui-ci ne puisse agir sur les images ; d’autre part, leur omniprésence permet au spectacle et au film réalité de devenir le réel.
Comme l’explique Timothy S. Murphy, « le film-réalité, comme le Verbe ou le spectacle, est une totalité qui n’est rien de plus qu’un ensemble de mots que nous disons ou d’images que nous voyons comme une condition générale dans laquelle nous sommes immergés, même et particulièrement quand nous ne sommes pas concentrés sur les mots ou les images »26. En effet l’immersion totale dans le monde des images entraîne la disparition des limites du réel et du reality film, tout comme celle des limites de la conscience, par son caractère permanent, donc addictif : de même, Debord écrit du spectateur que « plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir »27. Cette perte d’identité entre dans l’algèbre du besoin comme à la fois résultat de l’intoxication et moteur de celle-ci : plus le sujet est intoxiqué, plus son identité lui échappe ; plus son identité lui échappe, plus il est à la merci du besoin d’intoxication.


De la même manière que les frontières entre l’identité et le produit intoxiquant, celles du réel vécu et de la réalité fabriquée s’effacent, comme l’explique Debord :

Le spectacle, qui est l’effacement des limites du moi et du monde par l’écrasement du moi qu’assiège la présence-absence du monde, est également l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence.

Cette thèse est à mettre en relation avec la thèse , fondatrice de La Société du Spectacle : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Cette assertion, détournée d’une phrase de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel (« le faux est un moment du vrai (mais non plus en tant que faux) »), pose le constat de l’omniprésence de la falsification du réel : le vrai même devient un moyen de l’établissement du faux, dans ce monde renversé qu’est le spectacle, où ce sont les images qui agissent sur l’individu, et non le contraire.
Le spectacle utilise le réel, puisque « la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. ». La thèse 9 est à mettre en rapport avec la maxime d’Hassan i Sabbah, figure emblématique de la lutte contre le Reality Studio : « Nothing is true – Everything is permitted » (« Rien n’est vrai – Tout est permis »), dans laquelle l’inexistence de la réalité libère un champ de possibles, où tout devient permis. Noëlle Batt rappelle ainsi que pour Burroughs, il n’y existe pas de vérité en soi, mais uniquement une vérité pour soi, subjective ; à l’inverse, « l’objet du Film-Réalité [est de] présenter de la réalité la version des contrôleurs, celle qu’ils ont fabriquée en fonction de leurs objectifs, comme une réalité en soi »31.
Cette autonomisation des images – et leur prolifération – leur donne leur pouvoir, et en font un outil du pouvoir. Celui-ci est d’ailleurs destiné à s’étendre, selon Timothy S. Murphy : « A mesure que les écrans et les images prolifèrent à travers le monde, le contrôle fonctionnel du spectacle augmente »32. Le caractère hypnotique des images et la disparition des limites du vrai et du faux sont les deux moyens qui permettent au spectacle et au Studio Réalité de se maintenir comme structures de domination d’un groupe restreint sur l’ensemble des individus.

POLITIQUES DU SPECTACLE

Pour Debord, le spectacle est, dans les sociétés marchandes, un produit du pouvoir : « La séparation survenue entre l’activité réelle de la société et sa représentation est une conséquence des séparations au sein de la société elle-même. C’est la séparation la plus ancienne qui a crée les autres : celle du Pouvoir ».
La falsification généralisée du réel maintient l’ordre en maintenant la passivité du peuple : en empêchant l’accès au réel, les masses restent dans un état de servitude totale. Chez Burroughs, les processus de falsification du réel sont également liés au fonctionnement de ce qu’il appelle « les sociétés de contrôle », et loin de reléguer ce modèle à la fiction, il affirme que c’est là le fonctionnement de nos sociétés contemporaines : « L’image et le mot sont les instruments de contrôle utilisés par la presse quotidienne et par les revues d’actualité comme Time, Life, Newsweek, leurs équivalents anglais et continentaux »34, déclare-t-il dans son entretien avec Daniel Odier.

Debord affirme que « [l]e spectacle est absolument dogmatique et en même temps ne peut aboutir à aucun dogme solide. Rien ne s’arrête pour lui ; c’est l’état qui lui est naturel et toutefois le plus contraire à son inclination »35. Le spectacle, s’il est permanent et négation de l’histoire, remodèle sans cesse ses formes et ses contenus, il est le « lieu d’un mouvement productif incessant, sans quoi il ne fonctionnerait pas si efficacement comme scène de nos vies, au point de nous faire oublier que cette machination est avant tout une machinerie dont nous sommes autant les acteurs que les opérateurs ».
En effet, le spectacle fait du spectateur un des opérateurs de son mécanisme, un « point coordonné », dit Burroughs, un point d’entrée de l’intoxication, un maillon de la chaîne, certes dépourvu de volonté, mais néanmoins participant à son fonctionnement. Dans The Ticket that exploded, on voit que même si le Reality Studio est au bord de la faillite, il perdure car il est trop risqué de s’en extraire :

Le film réalité est devenu instrument arme et monopole. Tout le poids du film est dirigé contre celui qui met le film en question appuyant particulièrement à propos des écrivains et des artistes.
Travaillez pour le studio réalité ou. Ou bien vous verrez ce que c’est d’être hors du film. Littéralement je veux dire sans assez de film pour vous amenez d’ici jusqu’au coin de la rue.

Ainsi, le réel se trouve remplacé par une bande préenregistrée dont il est impossible de s’extraire, un spectacle généralisé qui laisse les individus dans un rôle passif, dans une conscience réifiée. Tout est falsifié, dans un état intermédiaire entre vrai et faux, de sorte que le pouvoir reste aux mains de ceux qui manipulent ces images : les sociétés de contrôle, pour reprendre le terme de Burroughs, les sociétés capitalistes, pour reprendre celui de Debord ; dans les deux cas, il s’agit bien d’une « classe » particulière, détenant le pouvoir politique, l’argent et les médias. Mais une sortie de cet état d’oppression reste envisageable ; comme l’explique Timothy S. Murphy, dans la trilogie Nova:

[a]u lieu de la réalité, nous avons le “studio-réalité” ; au lieu des gens, nous avons des « personnes sosies » et des junkies-images qui cherchent une dose, sans autre but que de ne pas être exclus du “film-réalité”. Mais Burroughs croit qu’une contre offensive est encore possible, que la tactique de l’ennemi peut lui être soutirée et être utilisée contre lui par des brigands de l’information, comme lui

SORTIR DU STUDIO-REALITE

« Prenez le Studio Réalité d’assaut et reprenez l’univers »39 déclare le personnage de Uranian Willy dans The soft machine et dans Nova Express : ce personnage ambigu, qui est menacé d’être envoyé dans les Fours Nova pour avoir tenté de se révolter contre le complot, invite le narrateur (et du même coup le lecteur) à une violente attaque, pour prendre d’assaut en même temps le Studio Réalité et les Livres du Conseil en coupants les lignes-mots ( « Prenez le Studio – Prenez les Livres du Conseil – […] Coupez les lignes-mots »40). Si le cut-up est, de manière générale, un moyen de libérer le langage de sa linéarité, il est aussi, dans le cas de la lutte contre le Reality Studio, une façon de contrecarrer le projet du complot Nova. En effet, couper les lignes d’images et de mots, c’est briser la réification de celles-ci pour se les approprier. C’est couper pour ouvrir le sens, la communication, briser la forme figée, réifiée, des images et du langage.

Debord prône le détournement comme « moyen d’enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d’un communisme littéraire »41, en réaction au capitalisme, car « [l]e spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». Aussi, contre le capital devenu image, il faut que le communisme devienne littéraire ; contre la communication à sens unique du spectacle, le détournement est une véritable communication – c’est-à-dire l’appropriation des images et du langage, leur détournement. De plus, Debord propose de refonder les moyens de communiquer la critique :

La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage. C’est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique dans sa forme comme il l’est dans son contenu. Il est critique de la totalité et critique historique. Il n’est pas un “degré zéro de l’écriture” mais son renversement. Il n’est pas une négation du style, mais le style de la négation.

Dans cet extrait, et faisant référence à Barthes, Debord fait de la théorie critique un mouvement dialectique qui se manifeste par le caractère performatif de La Société du spectacle : en effet, Debord y dénonce le spectacle en mettant en pratique le détournement. En janvier 1973, pour aider ses traducteurs, Debord publie un « Relevé provisoire des citations et des détournements de La société du spectacle », dans lequel il apparaît que 67 thèses de son essai, qui en contient 221, sont des phrases détournées de Marx, Hegel, Feuerbach, Freud, Hermann Melville, Blaise Pascal, Machiavel, Lénine, Robert Musil, Héraclite, Swift, Lautréamont ou encore Stirner. Ainsi le dire et le dit se rejoignent ; le détournement comme « style de la négation » repose donc sur sa dimension performative.

Ce mouvement a été mis en lumière par Noëlle Batt, qui explique que l’issue du conflit entre le Complot Nova et les résistants serait truquée si le texte de Burroughs ne reposait pas sur une « dialectisation du conflit sur le plan de l’écriture »44. Elle montre ainsi que le texte de Burroughs est double : il est à la fois un texte-représentation et un texte-action. Dans le texte-représentation, le conflit entre le Studio et le cut-up est voué à se répéter sans trouver d’issue – mais passant à un texte-action, c’est-à-dire appliquant le cut-up au texte de la trilogie, Burroughs place l’issue du conflit au sein même son écriture performative, tout en montrant les limites de la représentation. Noëlle Batt explique ainsi que:

ce conflit d’esprit révolutionnaire est résolument non dialectique tant qu’il s’exprime au niveau de la représentation. Condamné à l’improductivité totale, il ne peut que se reproduire à intervalles réguliers selon un schéma inchangé. Il faut pour voir apparaître un mouvement dialectique passer sur un autre plan, celui de l’écriture […].

La dialectisation s’opère donc dans le passage du texte-représentation au texte-action ; et ici, cette dialectisation repose sur la performativité du texte-action. Chez Debord, de même, La Société du Spectacle présente une dimension performative dans l’usage qui y est fait du détournement, que Debord définit comme le « contraire de la citation » : le détournement qui donne le caractère performatif au texte est donc un moment de la mise en oeuvre de ce « style de la négation », comme langage portant en lui-même sa propre critique ; pour revenir à l’allusion de Debord à Barthes, c’est un renversement du « degré zéro de l’écriture » en une écriture à « zéro degré », une écriture sans nivellement, sans autorité et sans propriété.

Le caractère performatif du cut-up, en dialectisant le rapport entre représentation et action, permet donc de sortir de l’impasse dans laquelle s’enferrerait, sans son concours, la lutte contre le Reality Studio et plus globalement contre le complot Nova. Il s’agit d’intégrer les mécanismes de l’ennemi et de les utiliser contre lui – de les détourner. Ainsi, le langage et l’image, passés par les ciseaux du cut-up, jouent contre les mécanismes contrôleurs du complot Nova, et selon Burroughs, contre tous les mécanismes de nos « sociétés de contrôle ». Comme l’explique Ann Douglas dans son introduction à l’anthologie Word Virus,

Pour Burroughs, les “machines-contrôle” sont presque synonymes de la psyché occidentale. L’idée, comme il l’a vue, était d’en sortir, pour les battre à leur propre jeu en regardant et décodant les sélections extrêmement partielles qu’elles font du monde extérieur et qu’elles nous imposent ensuite comme “réalité”

Le détournement repose de la même manière sur l’utilisation des productions spectaculaires contre elles-mêmes, comme en témoignent les films de Debord, ou les détournements de bandes dessinées. Comme le résume bien Timothy S. Murphy, « les cut-ups, comme le détournement, sont directement des méthodes subversives qui peuvent être pratiquées et mises en oeuvre par chacun, parce qu’ils utilisent le matériau omniprésent du film-réalité contre lui-même ».
Le Reality Studio et le spectacle, on l’a vu, présentent de nombreuses affinités, que ce soit dans leurs modes d’action, dans leurs propriétés addictives, dans leur rapport au pouvoir, ou dans la manière dont on peut les combattre. Les deux objets – l’un motif littéraire, l’autre concept philosophico-politique – ont enfin un point commun global, majeur, qui englobe tous les autres : ils invitent à entrevoir, sous la construction de rapports sociaux, une « vraie vie », mue par le désir, qui s’opposerait à la société telle qu’elle est organisée dans les sociétés occidentales contemporaines ; Debord appelle d’ailleurs ceux qui construisent des situations des « viveurs ».

Clémentine Hougue
(Centre d’Etudes et de Recherches Comparatistes, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle)

Source : Clémentine Hougue, « Détruire le film-réalité : William Burroughs et la critique du spectacle », Revue Ad Hoc, n°1, « Le Spectaculaire », publié le 02/07/2012 [en ligne], URL : http://www.cellam.fr/?p=3166

48« Le rôle du “public”, sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs », (Guy Debord, « Rapport sur la construction de situations », Op.cit, p. 325-326.)

Bibliographie :
BATT, Noëlle, L’écriture de William Burroughs, thèse de troisième cycle d’Etudes nord-américaines, Paris 8, 1975.
BURROUGHS, William S., The Soft machine, Grove Press, 1966.
BURROUGHS, William S., The Ticket that Exploded, Grove Press, 1967.
BURROUGHS, William S., Nova express, Grove Press, 1992.
BURROUGHS, William S., Trilogie (The Soft Machine, The Ticket That Exploded, Nova Express), Présentation de G.G. Lemaire, traductions de Claude et Mary Beach-Pélieu, Bourgois, 1994.
BURROUGHS, William S., «The Art of Fiction», interview de Conrad Knickerbocker, Paris Review n°36, 1965.
BURROUGHS, William S. et ODIER, Daniel, The job (1969), Penguin Books, 1989.
BURROUGHS, William S. et ODIER, Daniel, Le job, Belfond, 1979.
DEBORD, Guy, OEuvres, Quarto Gallimard, 2006.
DOUGLAS, Ann, « “Punching a hole in that big lie” : the achievement of William S. Burroughs» , in GRAUERHOLZ, James et SILVERBERG, Ira (dir.), Word Virus. The William S. Burroughs Reader, Grove Press, 1998.
JAPPE, Anselm, Guy Debord, Editions Sulliver, 1998.
MURPHY, Timothy S., « Exposing the Reality Film : William S. Burroughs among the Situationists », in SCHNEIDERMAN, David et WALSH, Philip (dir.), Retaking the Universe. William Burroughs in the age of globalization, Pluto Press, 2004.
PRIGENT, Christian, « Morale du cut-up », in La Cure de désyntaxication, K' De M Editions, 1993.
ZERBIB, David, « Le spectacle et son double », in ROGOZINSKI, Jacob et VANNI, Michel (dir.), Dérives pour Guy Debord, Ed. Van Dieren, 2011.
 
Je suis assez étonné de n'avoir jamais entendu parler sur les internets de Dale Pendell et de sa trilogie Pharmako. Il a clairement un côté "Shulgin des végétaux" (même s'il s'intéresse aussi à des molécules synthétiques), mais avec sa formation d'ethnobotaniste il prend beaucoup plus en compte l'usage chamanique, donc sociétal, des substances.

Son entrée sur Dame Salvia me semble extrêmement pertinente, de même que ce que j'ai pu lire du reste de ses écrits (sauf peut-être ses "tables de correspondances", rarement intéressantes mais souvent amusantes). Elle est dispo sur Erowid : http://www.sagewisdom.org/pharmakopoeia.html. Il accorde globalement autant voire un peu plus d'importance au "path of leaves", la voie des feuilles chiquées, qu'au "bridge of smoke", de pont de fumée (qui lui est déjà beaucoup abordé ici). Sur la voie des feuilles, je dois dire que je rejoins un certains nombres de ses conclusions par expérience indépendante.
 
Moi et Moi

​
Incident de frontière entre rêve et veille : un épuisement soudain m'ensevelit, je sommeille sur un divan. Quelqu'un entre : j'entends, je n'entends pas, je dors, je m'éveille, je continue à dormir. En un instant naît la scission mémorable. Moi-qui-veille se lève et montrant au nouveau venu
Moi-qui-dors toujours étendu sur le divan dit en se penchant :
— «Il dort. »
Sans la moindre angoisse. La crainte commence à saisir
Moi-qui-veille quand
Moi-qui-dors s'agite et crie en proie aux lémures du profond sommeil.
Moi-qui-veille se tournant vers son hôte dit finement:
— «Il rêve. »
Moi-qui-dors se dresse brusquement sur son séant.
Moi-qui-veille poussé par un souvenir de solidarité l'aide à se dresser complètement.
Spectacle unique:
Moi-qui-veille prend le bras de
Moi-qui-dors, comme on fait à un convalescent et tous deux (ou tout un en deux) font au pas le tour de la chambre.
Au secours !
Moi-qui-dors chancelle,
Moi-qui-dors s'affaisse.
Il échappe à
Moi-qui-veille et tombe très lourdement sur le sol.
Son crâne rebondit.
Moi-qui-veille, toujours debout, le contemple, puis, inquiet, se tourne vers son hôte et dit :— «Très ennuyeux, quand il faudra que je rentre là-dedans (et il indique du pied Moi-qui-dors étendu, inerte) je me trouverai courbaturé et j'aurai mal à la tête pour le reste de la journée. »

Roger Gilbert-Lecomte Source : Moi Et Moi | Poemes et Poésie

 
J'ai fais une razzia de bouquin pour ce mois si étant donné que je dois partir un petit mois dans le sud, et j'ai déniché une petite perle "La conscience a-t-elle une origine ? : Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l'esprit de Michel Bitbol. "


"Ce livre renouvelle le débat séculaire sur la possibilité de réduire la conscience à un processus neuronal. Il fait du lecteur l'arbitre de l'enquête, non seulement en tant que spectateur rationnel, mais aussi en tant qu'acteur apte à se reconnaître conscient aux moments décisifs de l'argumentation. Le fin mot de l'énigme ne se dissimulerait-il pas dans l'évidence que la question sur l'origine de la conscience a une conscience pour origine ? Au cours de cette investigation qui mobilise la phénoménologie, la métaphysique, les pratiques contemplatives, les neurosciences et la théorie de l'évolution, chaque thèse sur la conscience est alors mise à l'épreuve d'un questionnement lancinant : pour qui vaut-elle et dans quel état de conscience doit-on être pour la soutenir ? L'objectif n'est pas d'opposer entre elles les doctrines (physicaliste ou dualiste), les stratégies de recherche (objective ou réflexive) et les directions d'étude (physiologique ou introspective), mais de les rapporter aux postures existentielles divergentes d'où elles tirent leur pouvoir de persuasion. Une réflexion singulière sur et au coeur de la conscience."

et un peu plus sur l'auteur "Michel Bitbol Michel Bitbol, directeur de recherche au CNRS (Archives Husserl, Ecole normale supérieure), a reçu une formation en médecine, en physique et en philosophie. Il est notamment l'auteur aux éditions Flammarion de Mécanique quantique. Une introduction philosophique (1996), L'Aveuglante Proximité du réel (1998), Physique et philosophie de l'esprit (2000) et De l'intérieur du monde, Pour une philosophie et une science des relations (2010)."

Je garde cet essai de 800pages pour ma petite escapade, je reviendrais vous en donner des nouvelles.

Et en vrac j'ai aussi acheté Le Procès de Kafka, Le meilleur des mondes de Huxley, les crimes de l'amours et les cents vingt journées de Sodome de tonton Sade (encore deux livres et j'aurais compléter sa bibliographie
 
Salut les psychonautes !
Je viens de m'inscrire ici, j'ai 42 ans, d'origine allemande et ça fait 3 ans que je vis en France (Savoie) .
La raison principale pour mon inscription (apart de partager mes expériences en matière de produits psychotropes )
et la suivante :
je viens de lire le livre de Terence McKenna "Food Of The Gods" qui m'a beaucoup marqué .
Malheureusement ce livre n'est pas disponible en français à prix raisonable (env. 200 euros,livre d'occasion) est jaimerais bien contribuer à ça diffusion aux seins des lecteurs francophones .
Cette tache me prendra bien quelques mois parce que ma langue maternelle est l'allemand et donc ça me parait assez difficile de traduire un livre de 300 pages de l'anglais au français .
Une fois que le boulot soit fait j'aimerais bien distribuer la version française à ceux qui son intéressés .
Je ne veux pas gagner de l'argent, mon seul but c'est de diffuser les pensées de Terence McKenna,
donc je ferai uniquement payer mes dépenses (papier,ancre pour l'imprimante, frais de port ).
Pour les intéressés, merçi de me contacter par MP ou par mail : [email protected]
Voilà pour l'instant et bon voyage !
 
j'ai une idée : écrit le en format informatique et fait tourner le fichier doc ou pdf, comme ça, pas de frais d'encre ou de papier, t'en pense quoi ? Sinon, entre l'original à 10-15$ et cleui à 280€ d'occaz sur mazon, ça vaut le coup d'apprendre l'anglais ^^ qui n'est pas une langue très courante il faut l'avouer... En tous cas si tu es sincère dans ce que tu dis, merci pour ceux qui te liront et t'embete pas avec l'impression paapier, fait péter le fichier numérique ;) plus facile à diffuser, c'est bien ça ton but?
 
J'ai la version française en PDF si ça t'interesse ;)

EDIT : Honte à moi, c'est pas celui là --'

J'peux te filer un coup de main si ça t'interesse, j'avais pour projet de traduire 2-3 des intraduits psychonautiques (j'avais un bouquin de Leary sur ma liste), mais le nombre de page m'a rebuté!
 
Comment diable as-tu pu trouver ce bijoux le temps de le lire?

J'aurais tellement aimé avoir des vieux hippies xD
 
Tiens, cadeau : Food of Gods, et en plus ça fait apprendr el'anglais ou le perfectionner. D'une pierre 13 coups.

Et sinon comme c'est pas du scan, tu peux copy-paste dans un traducteur pas trop mauvais (de nos jours ils sortent des textes compréhensibles)
 
Je l'ai déja lu en anglais (à deux tiers) et je je gère assez bien l'anglais mais vu que je suis allemand il y a quand même pas mal de choses qui m'échappent .
Malheureusement, la version allemande coûte aussi dans les 150 euros, d'ou l'idée de le traduire de l'anglais au français .
Oui, je le diffuserai en pdf, une fois la tache accompli et oui, j'ai téléchargé la version anglaise pour la traduire avec l'aide d'un logiciel de traduction.
Seul inconvénient : je veux faire une traduction compréhensible et assez souvent le logiciel te sort n'importe quoi, bref, il y a encore une vrai montagne de boulot qui m'attend . Juste pour vous donner une petite idée, le livre contient 300 pages et j'ai mis 6 heures pour traduire le sommaire et 2 pages de l'introduction . À ce rhythme je comte d'avoir fini début janvier 2015, pourvu que j'investi 6 heures par jour.....mais je suis motivé et j'ai du temps libre jusqu'au début décembre .
De toute façon je vous tiendrai au courant du progress et toute personne aura ça version gratos en pdf parce que je trouve que cette oeuvre mérite d'être lu par un maximum des gens ouvert d'esprit !
 
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