Détruire le film-réalité : William Burroughs et la critique du spectacle
Résumé : Le Reality Studio, organe générateur d’une réalité falsifiée, qui apparaît dans la trilogie Nova de William S. Burroughs, serait-il une modélisation fictionnelle de la théorie du spectacle de Guy Debord ? Cet article se propose de comparer la théorie critique du situationniste français et les trois romans de science-fiction de l’auteur américain, pour tenter d’en dégager les principaux points communs : la dénonciation du pouvoir des images sur l’individu et les moyens de combattre ce type d’aliénation, par le détournement et par la technique du cut-up.
The Soft Machine (1961), The ticket That exploded (1962) et Nova Express (1964) de William S. Burroughs (1914-1997) constituent une trilogie qui présente la particularité d’avoir été écrite en suivant la méthode du cut-up, une technique d’écriture fondée sur le découpage et le réagencement de fragments de textes préexistants d’origines diverses (de Shakespeare à Rimbaud, en passant par des publicités, des textes personnels ou des articles de presse).
Cette trilogie raconte l’affrontement entre des Criminels Nova, qui cherchent à contrôler la planète, et des groupes de résistants. Pour avoir un contrôle total sur les individus, les membres du complot Nova ont crée un film-réalité, qui se substitue au réel et maintient les individus dans un état de passivité et de besoin constant. Pour expliquer ce mécanisme, Burroughs recourt à la science-fiction : le film-réalité est un film biologique, objet hybride entre l’organique et le mécanique qui intoxique les individus à la manière d’un virus.
Dans la trilogie Nova, la réalité – ce qui nous est donné comme réalité – est artificielle, comme le serait un plateau de tournage. William Burroughs explique que « l’implicite dans Nova Express est la théorie selon laquelle ce que nous nommons réalité est en fait un film. C’est une pellicule de film, ce que j’appelle un film biologique »1. Le Reality Studio est le lieu où est produit un film biologique, intégré dans le monde, en relation directe, biologique, avec ses acteurs – c’est-à-dire avec tout individu.
Christian Prigent, dans « Morale du cut-up », commente cette théorie burroughsienne : « la “réalité” n’est pas le réel, la réalité n’est qu’un trucage, un leurre. C’est une fiction, une représentation proposée et prise pour le réel. La réalité, c’est le Spectacle, au sens que Guy Debord donne à ce mot »2.
La notion de spectacle apparaît dans la pensée de Guy Debord dès 1957, dans Rapport sur la construction de situations, et reprend la notion de distanciation de Bertold Brecht, à qui il rend hommage (« Seule l’expérience menée par Brecht à Berlin est proche, par sa mise en question de la notion classique de spectacle, des constructions qui nous importent aujourd’hui »3). Dans son Rapport, Debord définit le spectacle dans un cadre artistique : il distingue ainsi, comme Brecht, le théâtre d’inspiration aristotélicienne – où le spectateur est passif – d’un théâtre qui permettrait l’émancipation du public, devenu partie prenante active de l’oeuvre théâtrale, comme c’est le cas dans le projet brechtien. Dix ans plus tard, en 1967, Debord publie La société du spectacle, où la notion de spectacle est généralisée à toute la vie sociale occidentale, et qui débute ainsi : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation »4. Ainsi, la vie dans son ensemble est devenue spectacle : on entrevoit ici les affinités qu’une telle affirmation peut avoir avec le film biologique de Burroughs.
William S. Burroughs a collaboré, au milieu des années 1960, avec l’ancien situationniste Alexander Trocchi : il est très vraisemblable que Burroughs et Debord connaissaient leurs travaux respectifs, sans pour autant y faire directement référence. S’il n’y a pas de relation explicite entre le Reality Studio et le spectacle, plusieurs commentateurs ont déjà observé des affinités profondes entre ces deux modèles : c’est notamment le cas du chercheur américain Timothy S. Murphy qui y a consacré l’article « Exposing the Reality Film : William S. Burroughs among the Situationists » en 2004. Nous nous proposons ici de systématiser cette comparaison à la lumière des textes des deux auteurs.
DEUX MODELISATIONS D’UN MEME CONCEPT
Dans la trilogie Nova, les deux grands ordres maintenant la planète sous contrôle sont les Livres du Conseil et le Reality Studio, qui via respectivement le mot et l’image, produisent une réalité. « Les Livres du conseil constituent l’organe officiel où se concrétisent les possibilités contrôlantes du Verbe »5, explique Noëlle Batt. Comme nous allons le voir, le spectacle est plus proche, dans le fonctionnement décrit par Guy Debord, du second organe, le Reality Studio, qui opère à partir d’images. Mais les Livres du Conseil participent au même projet de contrôle par falsification du réel que le Reality Studio ; il s’agit d’ailleurs pour les opposants au complot de « couper toutes les bandes », celles diffusant des images comme celles diffusant des mots. Les Livres du Conseil apparaissent également liés à des processus de création d’images, comme le montre par exemple cet extrait de The Ticket that Exploded qui donne à lire un appel à la résistance :
[…] Photo tombant – Irruption dans la Chambre Grise – Déclic, tilt, faites vibrer la planète de glu verte – Tours, ouvrez le feu – Faites exploser les lignes-mots de la terre – Les troupes de combat montrent les Livres du Conseil et dictent le langage symbolique de l’ennemi virus – Combattez, vous les prisonniers contrôlés du corps – coupez toutes les bandes – Faites vibrer les Livres du Conseil avec les repas précis partagés – bribes – restes “d’Amours” d’une planète-image – Levez-vous de vos combos pourris illuminés par une femme – Mot tombant – Portières gratuites – Esprit-Télévision détruit – Irruption dans la Chambre Grise – “Amour” tombe – Le mot sexuel tombe – Brisez la photographie – Déplacez les moitiés de corps – Les Livres du Conseil et leur flash-Mambo idiot sur “leurs chiens” – […] 6
On voit ici que les images issues du Reality Studio, les mots des Livres du Conseil et tous les processus d’intoxication procèdent d’un même mouvement : il s’agit de moyens de contrôle que les opposants au Complot Nova veulent anéantir par le cut-up. Nous nous intéresserons plus particulièrement au Reality Studio – donc aux images – et à ses similitudes avec le spectacle debordien ; toutefois, les Livres du Conseil partagent avec le Reality Studio d’être un moyen de production d’une réalité falsifiée destinée à maintenir en place une vaste structure de contrôle des individus.
Le spectacle debordien est à considérer en tant que théorie critique, et le Reality Studio burroughsien comme modélisation d’un monde fictionnel ; ou pour reprendre les termes de Timothy S. Murphy, il s’agira de considérer « l’analyse essentiellement politique de Debord et celle essentiellement esthétique de Burroughs et (peut-être) vice-versa »7 ; aussi le Reality Studio peut-il être considéré comme l’extrapolation science-fictionnelle du spectacle, ce « moment historique qui nous contient »8 . On notera toutefois que si La Société du Spectacle est bien une thèse politique, la trilogie Nova et le cut-up, dans leur dimension performative, invitent le lecteur à considérer l’idéologie sous-jacente à la diégèse. De plus, ce caractère idéologique de la trilogie affleure dans de nombreux passages où les appels à la révolte peuvent être lus comme des adresses aux lecteurs.
La performativité du cut-up, à la fois procédure et motif dans la diégèse, alliée à l’ambiguïté entre récit et discours idéologique, tend à s’accentuer dans le dernier volet de la trilogie, comme l’explique Eric Mottram : « Nova express, le dernier titre de la série, est délibérément didactique et adopte la forme d’une série de scènes d’avertissement »9. Le souci didactique dont Burroughs fait preuve laisse donc entrevoir un but politique, ou du moins idéologique, qui, s’il n’est pas aussi clairement exprimé que l’est celui de Debord, ne peut se laisser ignorer.
« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »10, écrit Debord. En tant que rapport social, le spectacle repose sur l’hybridation du vécu et du spectaculaire, de sorte que le réel est pénétré par le spectacle et que le spectacle lui-même devient réel :
la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité positive est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. 11
Cette indétermination de la frontière entre « la réalité vécue » et « la contemplation du spectacle », c’est-à-dire l’indétermination entre un rapport direct au monde et à l’autre, et un rapport médiatisé par des images, se modélise dans le Reality Studio de la trilogie Nova, et renvoie au « film biologique », c’est-à-dire un hybride de vivant et de construction, de réel et d’artefact. Dans Nova Express est expliqué le fonctionnement du film biologique, et les raisons de sa permanence :
Note : Postulez un film biologique du début à la fin, de zéro à zéro comme tous les films biologiques dans un temps-univers quelconque – Appelez ce film X 1 et postulez plus avant qu’une qualité de film X 1 existe dans un temps-univers voulu. X 1 est le film ainsi que les acteurs – X 2 est l’audience qui tente de pénétrer dans le film – Personne ne peut quitter le théâtre biologique qui dans ce pays est le corps humain – Si quelqu’un quittait le théâtre il verrait un film différent Y et le film X 1 et l’audience X 2 cesserait d’exister par définition mathématique 12
On ne peut pas quitter le théâtre, sortir du film : il s’est substitué au réel, il est donc devenu le réel13.
On comprend ici toutes les potentialités du choix de la science-fiction pour modéliser un monde dévoré par le spectacle sous la forme d’une réalité virtuelle. L’omniprésence du spectacle, selon Debord, tient pourtant de la même manière à la domination d’un modèle dont les individus ne peuvent s’extraire :
Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire […] Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne. 14
13 Cette configuration n’est pas sans rappeler le film Matrix d’Andy et Larry Wachowski, sorti en 1999, dans lequel le personnage principal, Neo, prend conscience qu’il vit dans un monde virtuel, la Matrice, dont chaque individu est en réalité prisonnier.
14 Guy Debord, La Société du spectacle, § 4, op.cit., p. 767.
On voit que la « présence permanente » du spectacle debordien trouve son écho fictionnel dans l’impossibilité de sortir du film-réalité. C’est un enfermement plus temporel que spatial ; la notion de « permanence » nous révèle en effet un rapport au temps qui s’est modifié.
SPECTACLE ET REALITY STUDIO : LES NOUVEAUX OPIUMS DU PEUPLE
Pour atteindre cette permanence, le spectacle et le Reality Studio s’appuient sur des effets d’intoxication. Dans la trilogie Nova, les procédés d’intoxication par la sexualité et les drogues procèdent d’un vaste projet visant à maintenir l’ensemble des populations sous contrôle. L’identité de la drogue et de l’image est ainsi explicitée dans Nova Express, dans une note de bas de page :
Note : Puisque la came est image les images produites peuvent être facilement concentrées et fixées sur une bande son-image – comme ceci : Prenez par exemple un camé malade – Jetez une lumière bleue sur son soi-disant visage et teignez-le en bleu teignez la drogue en bleu cela n’a aucune importance poussez-lui une bulle et photographiez la miracle bleu quand la vie revient dans ce corps ambulant mort – Cela vous donnera la bande-image de la came – Maintenant projetez la transformation bleue sur votre propre visage si vous désirez la Grande Vape. 15
Le spectacle, comme le Reality Studio, repose sur l’effet anesthésiant qu’il a sur les masses.
La réalité vécue, le réel, est supplanté et infiltré par la contemplation du spectacle ; l’individu en devient ainsi le spectateur passif en état d’immersion permanente : comme le déclare Debord, « là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique »16. Le spectacle conduit ainsi à une sorte d’endormissement général, il est « le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir »17, tout comme dans la trilogie Nova, « [l]e film réalité de Martin est le divertissement le plus ennuyeux présenté à une audience captive »18.
Hypnotique, amenant à la léthargie, le spectacle agit comme une drogue, conditionnant la vie des individus et altérant leurs facultés de jugement ; mais plus encore, il crée un processus d’accoutumance :
Le spectacle est une guerre de l’opium permanente pour faire accepter l’identification des biens aux marchandises ; et de la satisfaction à la survie augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est quelque chose qui doit augmenter toujours, c’est parce qu’elle ne cesse de contenir sa privation. S’il n’y a aucun au-delà de la survie augmentée, aucun point où elle pourrait cesser sa croissance, c’est parce qu’elle n’est pas elle-même au-delà de la privation, mais qu’elle est la privation devenue plus riche. 19
La satisfaction du besoin que crée le spectacle s’accompagne toujours de sa propre privation entretenant ainsi un manque permanent.
Ce processus correspond à l’algèbre du besoin, qui est la notion développée par Burroughs dans The Naked Lunch : il s’agit de l’équation qui régit le rapport à du toxicomane à la drogue, et les rapports d’engendrement perpétuel du manque par la satisfaction du besoin. Si ce rapport a été modélisé par l’expérience de l’auteur lorsqu’il a expliqué les effets de l’héroïne, il est tout aussi opératoire pour des intoxications différentes, notamment une intoxication à l’image. Noëlle Batt analyse les mécanismes de l’exploitation du besoin de drogue ou de sexe : il s’agit pour les organismes de contrôle de rendre impossible leur satisfaction naturelle et spontanée, et, sur la base de cette insatisfaction, de cette frustration imposée, proposer des formes de satisfaction bâtardes qui ne répondront que partiellement au manque, mais seront consommés avec avidité par les sujets en renonce. 20
Dans la mesure où toute intoxication – à la drogue, au sexe, aux marchandises – est gérée et entretenue par les dirigeants du complot Nova, le maintien du Reality Studio repose sur les différents processus d’intoxication en place.
L’intoxication est si totale que l’ordonnateur du Studio lui-même, Mr Bradly-Mr Martin, est le produit d’une intoxication et un modèle d’auto-intoxication : « Bradly-Martin est le grand prêtre bicéphale ressuscitant toujours et doué d’ubiquité, roi et dieu, archi-ingénieur de ce système pestilentiel dont il a besoin et qui a besoin de lui »21, écrit encore Eric Mottram.
Tout comme les entités qui contrôlent le Studio Réalité et entretiennent l’intoxication des individus, le spectacle crée une dépendance : Debord explique ainsi que :
l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir […] le spectacle ne se sent chez lui nulle part, parce que le spectacle est partout. 22
L’omniprésence du spectacle, allié à sa capacité à créer une dépendance, que décrit ici Debord, renvoie aux processus d’intoxication généralisée en place dans la trilogie Nova. Dans l’entretien avec Daniel Odier, Burroughs explique la difficulté à sortir de cette algèbre du besoin :
– Est-ce que la capacité de « voir ce qui est devant nous » est un moyen d’échapper à la prison-image dans laquelle nous vivons ?
– Oui, très précisément. Mais c’est une capacité que possèdent très peu de gens, et ceux qui la possèdent sont de moins en moins nombreux à cause du barrage absolu d’images auquel nous sommes soumis. Nous devenons insensibles. […] Si vous êtes bombardé d’images (camions qui passent, voitures, téléviseurs, journaux), vous vous émoussez et cela crée un brouillard permanent devant vos yeux, vous ne voyez plus rien.
Dans le fait d’être « bombardé d’images », on retrouve l’idée que celles-ci ont acquis, dans la société capitaliste d’après 1945, un statut indépendant : le reality film s’auto-suffit. Le spectacle, son fondement et son fonctionnement, c’est cette objectivation, donc cette autonomisation, des images qui deviennent un instrument de contrôle –
« [c]’est une vision du monde qui s’est objectivée », dit Debord. Les images devenues autonomes agissent ainsi sur l’individu – et non plus le contraire – et cette action est d’autant plus efficace qu’elle est constante et banalisée, la présence du spectacle étant permanente, et le rendant invisible comme entité. Anselme Jappe explique ainsi que dans la notion de spectacle,
[l]e problème n’est cependant pas l’“image” ni la “représentation” en tant que telles […] mais la société qui a besoin de ces images.[…] le problème réside dans l’indépendance atteinte par ces représentations qui se soustraient au contrôle des hommes et leur parlent sous forme de monologue, éliminant de la vie tout dialogue. Elles naissent de la pratique sociale collective, mais se comportent comme des êtres indépendants.
Les conséquences de cette autonomisation sont d’une part qu’elle entraîne une séparation de l’activité humaine, qui fait du spectacle une communication à sens unique : les images agissent sur l’individu sans que celui-ci ne puisse agir sur les images ; d’autre part, leur omniprésence permet au spectacle et au film réalité de devenir le réel.
Comme l’explique Timothy S. Murphy, « le film-réalité, comme le Verbe ou le spectacle, est une totalité qui n’est rien de plus qu’un ensemble de mots que nous disons ou d’images que nous voyons comme une condition générale dans laquelle nous sommes immergés, même et particulièrement quand nous ne sommes pas concentrés sur les mots ou les images »26. En effet l’immersion totale dans le monde des images entraîne la disparition des limites du réel et du reality film, tout comme celle des limites de la conscience, par son caractère permanent, donc addictif : de même, Debord écrit du spectateur que « plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir »27. Cette perte d’identité entre dans l’algèbre du besoin comme à la fois résultat de l’intoxication et moteur de celle-ci : plus le sujet est intoxiqué, plus son identité lui échappe ; plus son identité lui échappe, plus il est à la merci du besoin d’intoxication.
De la même manière que les frontières entre l’identité et le produit intoxiquant, celles du réel vécu et de la réalité fabriquée s’effacent, comme l’explique Debord :
Le spectacle, qui est l’effacement des limites du moi et du monde par l’écrasement du moi qu’assiège la présence-absence du monde, est également l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence.
Cette thèse est à mettre en relation avec la thèse , fondatrice de La Société du Spectacle : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Cette assertion, détournée d’une phrase de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel (« le faux est un moment du vrai (mais non plus en tant que faux) »), pose le constat de l’omniprésence de la falsification du réel : le vrai même devient un moyen de l’établissement du faux, dans ce monde renversé qu’est le spectacle, où ce sont les images qui agissent sur l’individu, et non le contraire.
Le spectacle utilise le réel, puisque « la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. ». La thèse 9 est à mettre en rapport avec la maxime d’Hassan i Sabbah, figure emblématique de la lutte contre le Reality Studio : « Nothing is true – Everything is permitted » (« Rien n’est vrai – Tout est permis »), dans laquelle l’inexistence de la réalité libère un champ de possibles, où tout devient permis. Noëlle Batt rappelle ainsi que pour Burroughs, il n’y existe pas de vérité en soi, mais uniquement une vérité pour soi, subjective ; à l’inverse, « l’objet du Film-Réalité [est de] présenter de la réalité la version des contrôleurs, celle qu’ils ont fabriquée en fonction de leurs objectifs, comme une réalité en soi »31.
Cette autonomisation des images – et leur prolifération – leur donne leur pouvoir, et en font un outil du pouvoir. Celui-ci est d’ailleurs destiné à s’étendre, selon Timothy S. Murphy : « A mesure que les écrans et les images prolifèrent à travers le monde, le contrôle fonctionnel du spectacle augmente »32. Le caractère hypnotique des images et la disparition des limites du vrai et du faux sont les deux moyens qui permettent au spectacle et au Studio Réalité de se maintenir comme structures de domination d’un groupe restreint sur l’ensemble des individus.
POLITIQUES DU SPECTACLE
Pour Debord, le spectacle est, dans les sociétés marchandes, un produit du pouvoir : « La séparation survenue entre l’activité réelle de la société et sa représentation est une conséquence des séparations au sein de la société elle-même. C’est la séparation la plus ancienne qui a crée les autres : celle du Pouvoir ».
La falsification généralisée du réel maintient l’ordre en maintenant la passivité du peuple : en empêchant l’accès au réel, les masses restent dans un état de servitude totale. Chez Burroughs, les processus de falsification du réel sont également liés au fonctionnement de ce qu’il appelle « les sociétés de contrôle », et loin de reléguer ce modèle à la fiction, il affirme que c’est là le fonctionnement de nos sociétés contemporaines : « L’image et le mot sont les instruments de contrôle utilisés par la presse quotidienne et par les revues d’actualité comme Time, Life, Newsweek, leurs équivalents anglais et continentaux »34, déclare-t-il dans son entretien avec Daniel Odier.
Debord affirme que « [l]e spectacle est absolument dogmatique et en même temps ne peut aboutir à aucun dogme solide. Rien ne s’arrête pour lui ; c’est l’état qui lui est naturel et toutefois le plus contraire à son inclination »35. Le spectacle, s’il est permanent et négation de l’histoire, remodèle sans cesse ses formes et ses contenus, il est le « lieu d’un mouvement productif incessant, sans quoi il ne fonctionnerait pas si efficacement comme scène de nos vies, au point de nous faire oublier que cette machination est avant tout une machinerie dont nous sommes autant les acteurs que les opérateurs ».
En effet, le spectacle fait du spectateur un des opérateurs de son mécanisme, un « point coordonné », dit Burroughs, un point d’entrée de l’intoxication, un maillon de la chaîne, certes dépourvu de volonté, mais néanmoins participant à son fonctionnement. Dans The Ticket that exploded, on voit que même si le Reality Studio est au bord de la faillite, il perdure car il est trop risqué de s’en extraire :
Le film réalité est devenu instrument arme et monopole. Tout le poids du film est dirigé contre celui qui met le film en question appuyant particulièrement à propos des écrivains et des artistes.
Travaillez pour le studio réalité ou. Ou bien vous verrez ce que c’est d’être hors du film. Littéralement je veux dire sans assez de film pour vous amenez d’ici jusqu’au coin de la rue.
Ainsi, le réel se trouve remplacé par une bande préenregistrée dont il est impossible de s’extraire, un spectacle généralisé qui laisse les individus dans un rôle passif, dans une conscience réifiée. Tout est falsifié, dans un état intermédiaire entre vrai et faux, de sorte que le pouvoir reste aux mains de ceux qui manipulent ces images : les sociétés de contrôle, pour reprendre le terme de Burroughs, les sociétés capitalistes, pour reprendre celui de Debord ; dans les deux cas, il s’agit bien d’une « classe » particulière, détenant le pouvoir politique, l’argent et les médias. Mais une sortie de cet état d’oppression reste envisageable ; comme l’explique Timothy S. Murphy, dans la trilogie Nova:
[a]u lieu de la réalité, nous avons le “studio-réalité” ; au lieu des gens, nous avons des « personnes sosies » et des junkies-images qui cherchent une dose, sans autre but que de ne pas être exclus du “film-réalité”. Mais Burroughs croit qu’une contre offensive est encore possible, que la tactique de l’ennemi peut lui être soutirée et être utilisée contre lui par des brigands de l’information, comme lui
SORTIR DU STUDIO-REALITE
« Prenez le Studio Réalité d’assaut et reprenez l’univers »39 déclare le personnage de Uranian Willy dans The soft machine et dans Nova Express : ce personnage ambigu, qui est menacé d’être envoyé dans les Fours Nova pour avoir tenté de se révolter contre le complot, invite le narrateur (et du même coup le lecteur) à une violente attaque, pour prendre d’assaut en même temps le Studio Réalité et les Livres du Conseil en coupants les lignes-mots ( « Prenez le Studio – Prenez les Livres du Conseil – […] Coupez les lignes-mots »40). Si le cut-up est, de manière générale, un moyen de libérer le langage de sa linéarité, il est aussi, dans le cas de la lutte contre le Reality Studio, une façon de contrecarrer le projet du complot Nova. En effet, couper les lignes d’images et de mots, c’est briser la réification de celles-ci pour se les approprier. C’est couper pour ouvrir le sens, la communication, briser la forme figée, réifiée, des images et du langage.
Debord prône le détournement comme « moyen d’enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d’un communisme littéraire »41, en réaction au capitalisme, car « [l]e spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». Aussi, contre le capital devenu image, il faut que le communisme devienne littéraire ; contre la communication à sens unique du spectacle, le détournement est une véritable communication – c’est-à-dire l’appropriation des images et du langage, leur détournement. De plus, Debord propose de refonder les moyens de communiquer la critique :
La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage. C’est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique dans sa forme comme il l’est dans son contenu. Il est critique de la totalité et critique historique. Il n’est pas un “degré zéro de l’écriture” mais son renversement. Il n’est pas une négation du style, mais le style de la négation.
Dans cet extrait, et faisant référence à Barthes, Debord fait de la théorie critique un mouvement dialectique qui se manifeste par le caractère performatif de La Société du spectacle : en effet, Debord y dénonce le spectacle en mettant en pratique le détournement. En janvier 1973, pour aider ses traducteurs, Debord publie un « Relevé provisoire des citations et des détournements de La société du spectacle », dans lequel il apparaît que 67 thèses de son essai, qui en contient 221, sont des phrases détournées de Marx, Hegel, Feuerbach, Freud, Hermann Melville, Blaise Pascal, Machiavel, Lénine, Robert Musil, Héraclite, Swift, Lautréamont ou encore Stirner. Ainsi le dire et le dit se rejoignent ; le détournement comme « style de la négation » repose donc sur sa dimension performative.
Ce mouvement a été mis en lumière par Noëlle Batt, qui explique que l’issue du conflit entre le Complot Nova et les résistants serait truquée si le texte de Burroughs ne reposait pas sur une « dialectisation du conflit sur le plan de l’écriture »44. Elle montre ainsi que le texte de Burroughs est double : il est à la fois un texte-représentation et un texte-action. Dans le texte-représentation, le conflit entre le Studio et le cut-up est voué à se répéter sans trouver d’issue – mais passant à un texte-action, c’est-à-dire appliquant le cut-up au texte de la trilogie, Burroughs place l’issue du conflit au sein même son écriture performative, tout en montrant les limites de la représentation. Noëlle Batt explique ainsi que:
ce conflit d’esprit révolutionnaire est résolument non dialectique tant qu’il s’exprime au niveau de la représentation. Condamné à l’improductivité totale, il ne peut que se reproduire à intervalles réguliers selon un schéma inchangé. Il faut pour voir apparaître un mouvement dialectique passer sur un autre plan, celui de l’écriture […].
La dialectisation s’opère donc dans le passage du texte-représentation au texte-action ; et ici, cette dialectisation repose sur la performativité du texte-action. Chez Debord, de même, La Société du Spectacle présente une dimension performative dans l’usage qui y est fait du détournement, que Debord définit comme le « contraire de la citation » : le détournement qui donne le caractère performatif au texte est donc un moment de la mise en oeuvre de ce « style de la négation », comme langage portant en lui-même sa propre critique ; pour revenir à l’allusion de Debord à Barthes, c’est un renversement du « degré zéro de l’écriture » en une écriture à « zéro degré », une écriture sans nivellement, sans autorité et sans propriété.
Le caractère performatif du cut-up, en dialectisant le rapport entre représentation et action, permet donc de sortir de l’impasse dans laquelle s’enferrerait, sans son concours, la lutte contre le Reality Studio et plus globalement contre le complot Nova. Il s’agit d’intégrer les mécanismes de l’ennemi et de les utiliser contre lui – de les détourner. Ainsi, le langage et l’image, passés par les ciseaux du cut-up, jouent contre les mécanismes contrôleurs du complot Nova, et selon Burroughs, contre tous les mécanismes de nos « sociétés de contrôle ». Comme l’explique Ann Douglas dans son introduction à l’anthologie Word Virus,
Pour Burroughs, les “machines-contrôle” sont presque synonymes de la psyché occidentale. L’idée, comme il l’a vue, était d’en sortir, pour les battre à leur propre jeu en regardant et décodant les sélections extrêmement partielles qu’elles font du monde extérieur et qu’elles nous imposent ensuite comme “réalité”
Le détournement repose de la même manière sur l’utilisation des productions spectaculaires contre elles-mêmes, comme en témoignent les films de Debord, ou les détournements de bandes dessinées. Comme le résume bien Timothy S. Murphy, « les cut-ups, comme le détournement, sont directement des méthodes subversives qui peuvent être pratiquées et mises en oeuvre par chacun, parce qu’ils utilisent le matériau omniprésent du film-réalité contre lui-même ».
Le Reality Studio et le spectacle, on l’a vu, présentent de nombreuses affinités, que ce soit dans leurs modes d’action, dans leurs propriétés addictives, dans leur rapport au pouvoir, ou dans la manière dont on peut les combattre. Les deux objets – l’un motif littéraire, l’autre concept philosophico-politique – ont enfin un point commun global, majeur, qui englobe tous les autres : ils invitent à entrevoir, sous la construction de rapports sociaux, une « vraie vie », mue par le désir, qui s’opposerait à la société telle qu’elle est organisée dans les sociétés occidentales contemporaines ; Debord appelle d’ailleurs ceux qui construisent des situations des « viveurs ».
Clémentine Hougue
(Centre d’Etudes et de Recherches Comparatistes, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle)
Source : Clémentine Hougue, « Détruire le film-réalité : William Burroughs et la critique du spectacle », Revue Ad Hoc, n°1, « Le Spectaculaire », publié le 02/07/2012 [en ligne], URL :
http://www.cellam.fr/?p=3166
48« Le rôle du “public”, sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs », (Guy Debord, « Rapport sur la construction de situations », Op.cit, p. 325-326.)
Bibliographie :
BATT, Noëlle, L’écriture de William Burroughs, thèse de troisième cycle d’Etudes nord-américaines, Paris 8, 1975.
BURROUGHS, William S., The Soft machine, Grove Press, 1966.
BURROUGHS, William S., The Ticket that Exploded, Grove Press, 1967.
BURROUGHS, William S., Nova express, Grove Press, 1992.
BURROUGHS, William S., Trilogie (The Soft Machine, The Ticket That Exploded, Nova Express), Présentation de G.G. Lemaire, traductions de Claude et Mary Beach-Pélieu, Bourgois, 1994.
BURROUGHS, William S., «The Art of Fiction», interview de Conrad Knickerbocker, Paris Review n°36, 1965.
BURROUGHS, William S. et ODIER, Daniel, The job (1969), Penguin Books, 1989.
BURROUGHS, William S. et ODIER, Daniel, Le job, Belfond, 1979.
DEBORD, Guy, OEuvres, Quarto Gallimard, 2006.
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