Vous connaissez sûrement les sept péchés capitaux : gourmandise, paresse, luxure, envie, colère, avarice et orgueil. « Capital » ne désigne en fait pas la gravité (ce n’est pas si grave de s’adonner à la gourmandise en passant devant l’étal à bonbons) mais l’ordre de priorité : en effet, ce mot vient de la tête (
caput en latin), d’où la « peine capitale » (où l’on perd la tête et couic). Les
péchés capitaux sont à la tête du vice, ils sont ceux dont découlent tous les autres : le meurtre par exemple peut découler de l’envie et de la colère. D’ailleurs il ne s’agit pas tant de péchés (de fautes) que de
tendances pouvant entraîner le péché.
Lorsque cette liste fut établie par St-Thomas d’Aquin (au 13e siècle, dans la Somme Théologique), le mot de « paresse » est remplacé par celui d’ « acédie ». Et suivante est la question qui nous brûle aussitôt les lèvres : nom de Zeus, mais qu’est-ce que l’acédie ??
Avant d’y répondre, petit intermède avec une initiative de géographes américains visant à cartographier le péché,
« cartographie rigoureuse de données ridicules »
L’acédie est un mot d’origine grecque, qui part de la racine indo-européenne
k̂ād- signifiant le malaise, le déplaisir. En grec,
kếdô devient le souci qu’on se fait pour autrui, et par extension le soin qu’on lui apporte (il y a donc là un renversement de la connotation, de négative à positive).
A-kêdês va donc signifier l’indifférence, la négligence ; c’est dans ce sens que le mot entre dans la Bible.
On trouve pour la première fois un sens spirituel à ce mot dans la Septante (traduction grecque de l’Ancien Testament vers -270), psaume 128 : « Mon âme s'est endormie à cause de l'acédie » ("abattement" dans
cette traduction).
Dans la doctrine chrétienne, en tant que créature de Dieu, on est censé traiter son corps, son être, avec le même soin que celui avec lequel on traite autrui (et vice-versa). La négligence envers soi-même est donc un vice moral, puisque ce faisant (ou plutôt : ce ne faisant pas) on néglige l’œuvre du Créateur. Quand on est un peu familier avec l’histoire du christianisme, ça fait une petite contradiction avec les diverses traditions d’auto-flagellation qui font son image d’Épinal : il y a bien une certaine tension à ce sujet dans la doctrine chrétienne, avec de multiples interprétations qui ont donné lieu à des courants déclarés hérétiques, des guerres de religions etc. (ouais, c’est pas simple).
Le terme d'
acédie prend son essor avec les Pères du Désert, ces clercs des 3e et 4e siècles qui se retirent, seuls ou en communauté, dans le désert d’Égypte pour s’y livrer à l’adoration et l’introspection. Il ne faut pas perdre de vue qu’avant de devenir une religion omni-potente sur notre continent, le christianisme a d’abord été une doctrine persécutée qu’on pourrait qualifier d’alter-mondialiste. Dans l’isolement et les conditions extrêmes, ces fidèles cherchent une autre façon de vivre et de se rapprocher du divin. Évidemment, ils en profitent pour écrire et théoriser leurs expériences spirituelles… Des psychonautes avant l’heure, en somme.
L’un d’eux,
Évagre le Pontique, systématise huit penchants de l’âme (logismoï) qu’il faut apprendre à canaliser pour atteindre l’apathie, qui a un sens plus heureux qu’aujourd’hui… (mais je ne vais pas m’égarer cette fois-ci – note à moi-même : jeter un œil à sa trilogie initiatique). Comme je n’ai pas accès au texte lui-même, je vais copier la citation de Wikipédia :
Évagre le Pontique a dit:
Le démon de l’acédie, qui est aussi appelé "démon de midi", est le plus pesant de tous ; il attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure, et à regarder de-ci, de-là quelqu’un des frères […].
En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel et, de plus, l’idée que la charité a disparu chez les frères, qu’il n’y a personne pour le consoler. Et s’il se trouve quelqu’un qui, dans ces jours-là ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion. Il l’amène alors à désirer d’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au Seigneur n’est pas une affaire de lieu : partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée. Il joint à cela le souvenir de ses proches et de son existence d’autrefois, il lui représente combien est longue la durée de la vie, mettant devant ses yeux la fatigue de l’ascèse ; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade.
La bonne grosse déprime quoi. Heureusement, Évagre identifie cinq remèdes très simples pour en sortir : pleurer ; soigner son hygiène de vie ; s’appuyer sur l’Écriture ; penser à la mort ; tenir, durer coûte que coûte. Pour plus de détails,
cette page donne pas mal de précisions sur le concept.
Jean Cassien (à cheval entre le 4e et le 5e siècle) recueille l’enseignement d’Évagre puis, au cours de ses pérégrinations, échoue dans le sud de la France où il fonde de nombreux monastères (c’est même l’un des fondateurs du monachisme à l’occidentale). Il en profite pour théoriser l’acédie dans un sens à la fois communautaire et pleinement spirituel, en lui donnant une vraie place dans son système de pensée. À cette époque, la question de la stabilité (matérielle et morale) est primordiale pour les petits groupes de croyants qui tentent de s’établir au-delà du grand monde. L’autarcie nécessite une certaine rigueur et un équilibre des forces. Jean Cassien fait de l’acédieu une personne à la fois dolente et agitée, incapable de se concentrer sur une tâche et de participer à la survie de la communauté. Le vide spirituel, personnel, devient un problème de société. Le remède ? L’activité manuelle, qui canalise l’attention, utilise le corps et stabilise l’esprit.
Des siècles plus tard, Cioran approuve cette méthode : « Contre l’acédie, je ne me rappelle plus quel Père recommande le travail manuel. Admirable conseil, que j’ai toujours pratiqué spontanément : il n’y a pas de cafard, cette acédie séculière, qui résiste au bricolage. » (De l’inconvénient d’être né).
Là, comme ça, le concept semble en bonne voie ; et puis patatra, au 6e siècle, Grégoire le Grand (un Pape) le vire de sa liste des vices. En effet, avec la tristesse, la vaine gloire, l’envie, la colère, le désir de s’enrichir, la luxure et l’excès dans le manger et le boire, ça fait huit ; or le Moyen-Âge, période symboliste avant tout, on aime bien tout ce qui fait sept (chiffre divin, création du monde blablabla). L’acédie vire parce qu’elle se confond un peu trop avec la tristesse et la paresse, et puis parce que Grégoire est Pape, donc s’occupe de toute la chrétienté, alors que l’acédie est un concept créé par des moines pour des moines.
Faire des listes c’est bien ; encore faut-il les généraliser et c’est pas gagné, surtout dans un monde où l’information se transmet à vitesse humaine, où chaque livre est copié à la main et où l’on pratique volontiers le téléphone maure, heu, arabe. L’acédie survit encore longtemps comme notion monastique ; mais le mal est fait, et le concept se brouille petit à petit, perd de sa spécificité pour se confondre avec un vice ou un autre.
Le dernier à l’utiliser est Thomas d’Acquin, au 13e siècle. Le contexte, c’est l’essor du mouvement scolastique, c’est-à-dire qu’au lieu d’acquérir du savoir en commentant à l’infini les textes existants (la glose), on va essayer d’utiliser sa logique et sa rationalité pour arriver à la vérité. What a revolution ! La faute à la découverte de traductions de qualité des textes d’Aristote (merci les arabes). Bon je vais pas m’étendre ici sur ce qu’est le courant scolastique mais je vous invite à vous y pencher car c’est vraiment passionnant ; en gros le savoir sort des monastères pour arriver dans la ville, c’est l’époque des premières Universités etc.
Revenons à l’acédie, Thomas la place à nouveau dans la liste des sept péchés (et là on revient au début de mon post, la boucle est bouclée youpi) en l’intégrant également dans le système aristotélicien, c’est la fête de la structure et de la théorie cette époque, de la bonne branlette intellectuelle saupoudrée de mysticisme, un délice, heu, délire.
L’acédie brille de ses derniers feux, les siècles suivants la relégueront au rang de pirouette littéraire.
Jules Lemaître a dit:
Il veut prier : son cœur ne sait plus de prière.
Froid, et l’acédia lui desséchant la peau,
C’est un homme de marbre assis sur un tombeau.
J’ai été super longue, tout ça pour dire que je ne connaissais pas ce mot et qu’il m’a beaucoup intéressé dans sa désignation d’un état de négligence personnelle. Je trouve appréciable de se rappeler l’importance du soin porté à soi-même, qu’il soit matériel ou moral (pour autant que les deux ne se confondent pas). En effet, lorsqu’on décide de vivre honnêtement, d’être quelqu’un « de bien », ou juste de s’intéresser aux affaires spirituelles, il est facile de se laisser aller, de se sacrifier ou de se considérer comme valant « moins » ; je pense par exemple à des valeurs telles que la générosité ou le désintéressement.
Je trouve important et significatif que la religion qui a le plus imprégné notre culture occidentale intègre une vertu d’exigence et de bienveillance envers soi-même qui ne se confonde pas avec le narcissisme mais soit au contraire la célébration d’une nature divine en chacun.
Peut-être que j’extrapole, mais c’est ainsi que je l’ai compris.