Y a-t-il un "techno-féodalisme" ? Cette comparaison est très présente en ce moment...
Petit fil pour montrer 1/ pourquoi le concept est peu pertinent scientifiquement et 2/ pourquoi cette comparaison s'inscrit dans une histoire longue du médiévalisme
Image
L’hypothèse du "techno-féodalisme" : l'économie numérique a régressé vers des sites privés, qui seraient en fait de nouveaux « fiefs », dirigés de manière autoritaire par des patrons (= les nouveaux seigneurs), imposant leurs outils aux usagers (= les nouveaux serfs).
Selon ces deux auteurs en particulier, cette nouvelle économie serait "féodale" car articulée autour de la recherche d'un monopole et d'une rente, et pas du profit. Les techno-seigneurs (= Musk) toucheraient une rente, tout en se déconnectant du système de production. Image
Image
Cette rente viendrait d'une prédation exercée sur les usagers. Les techno-serfs (= vous, nous, tout le monde) travailleraient donc gratuitement et produiraient du capital : chaque clic, chaque tweet rend tel site plus attractif, donc in fine enrichit tel patron/propriétaire...
Nous serions, en somme, piégés dans des "fiefs numériques", très difficiles à quitter (car ces plateformes offrent des services rares et possèdent nos données), tout comme les serfs médiévaux auraient été attachés à la glèbe. Image
Bon, disons-le tout simplement : cette pseudo-hypothèse révèle avant tout une profonde méconnaissance des mécanismes sociaux de l’Europe médiévale. C'est compliqué d'en parler en quelques mots, mais pour faire court...
Le système médiéval repose en effet, dès son origine, sur un mode de production articulant à la fois contrôle des terres et des populations. Cela implique de contrôler les déplacements des gens, en fournissant un maillage spatial polarisant (églises, châteaux, cimetières, etc.). Image
Essentiellement rurales, ces populations sont encadrées par des seigneurs, auxquels l’institution dominante (l’ecclesia) fourni un cadre légitimant. Les dominés cultivent ainsi des terres au profit des seigneurs, qui les contrôlent et prélèvent une partie de leur production. Image
Le servitium des dominés (le temps qu'ils doivent consacrer aux terres du seigneur, en particulier les corvées) n'est donc pas du "travail gratuit". C'est un service attendu et exigé d'eux en échange de terres, de protection et du Salut. Image
Au passage, la notion même de "travail" fait débat pour l'époque médiévale. De nombreux médiévistes soulignent que c’est vraiment un concept anachronique : les activités salariées sont alors minoritaires, il n’y a pas de « marché » et donc pas non plus de « marché du travail »... Image
Bien sûr, comme tous les termes anachroniques, on peut parler de « travail au Moyen Âge » (notamment dans une perspective de simplification / de pédagogie). Mais en gardant en tête que le mot n’est pas approprié et ne correspond pas à la manière dont on pensait alors l'économie !
Je vous renvoie à cet article de @N_Perreaux, qui a relu et corrigé ce thread et que je remercie vivement
Œuvrer, servir, souffrir. Réflexions sur la sémantique des activités médiévales
shs.hal.science
@N_Perreaux Certes, les dominés étaient structurellement "liés à la terre" et leurs déplacements (sociaux et spatiaux) limités et étroitement encadrés. Mais comparer ça avec le fait qu’il est difficile de quitter Twitter/X ou de désinstaller telle appli est un raccourci anhistorique. Image
@N_Perreaux Les seigneurs médiévaux n’étaient en aucun cas des « rentiers » au sens capitaliste. Certes, ils ne cultivaient pas eux-mêmes les terres, mais ils étaient impliqués dans le système de production et ne se contentaient pas de toucher une "rente". Image
@N_Perreaux Leur rôle principal était, abstraitement, de garantir le Salut de tous ; concrètement, de maintenir et de reproduire la classe dominante, c’est-à-dire et avant tout l’ecclesia, qui permettait d’assurer le maintien du dominium. Image
@N_Perreaux Les auteurs recourant à la pseudo-hypothèse du "techno-féodalisme" caricaturent donc l’Europe médiévale. Les médiévaux de la classe dominée n’étaient pas des « travailleurs » et les seigneurs ne gouvernaient pas seulement par la violence ou la contrainte.
@N_Perreaux Ces auteurs oublient que le nœud du système médiéval, c'est que le contrôle sur les humains se confond avec le contrôle sur la terre, alors que l'économie numérique est largement déterritorialisée, dépolarisée, au profit d’un marché globalisé. Image
@N_Perreaux Ils oublient, enfin, que l'économie numérique contemporaine repose toujours largement sur les financements de l'Etat néolibéral : toutes ces structures économiques essentielles à notre système n’existant absolument pas dans l’Europe médiévale.
@N_Perreaux L'insistance sur le monopole fonctionne également assez mal : certes, les seigneurs imposaient leur autorité via le contrôle de lieux polarisants comme le château, le moulin, le four, les portes, et surtout les églises et les cimetières etc... Image
@N_Perreaux Mais en réalité ces lieux étaient aux mains d’un groupe de dominants, qui les produisaient et les entretenaient (cf. les seigneurs donnant des églises aux monastères), et sont souvent partagés entre plusieurs propriétaires (coseigneurie, etc).
@N_Perreaux La comparaison n'a donc pas grand-sens, d’abord parce que l’économie n’existait pas en tant que telle dans l’Europe médiévale.
En revanche, le concept de techno-féodalisme en dit long sur notre propre époque et sur l'imaginaire du Moyen Âge qu'on convoque et utilise !
@N_Perreaux En effet, depuis le XIXe siècle, les grands patrons capitalistes sont comparés à des seigneurs médiévaux. Le patron devient un nouveau seigneur féodal, tyrannisant ses ouvriers/serfs, exploitant leur travail, etc.
Exemple tout récent en image ! Image
@N_Perreaux Au XIXe siècle déjà, cette comparaison fait du nouveau stade du capitalisme un "retour en arrière" vers une époque féodale pensée uniquement au prisme de la violence et des inégalités
Je vous renvoie à cet excellent article de @HMedievale :
Le grand patronat, de « nouveaux seigneurs ! »
À partir de la fin du XIXe siècle, les grands patrons sont comparés, notamment par la presse de gauche, à de nouveaux seigneurs féodaux. L’idée devient si prégnante dans la société d’alors que certain…
À partir de la fin du XIXe siècle, les grands patrons sont comparés, notamment par la presse de gauche, à de nouveaux seigneurs féodaux. L’idée devient si prégnante dans la société d’alors que certaines grandes figures du capitalisme en arriveront parfois à s’afficher comme tels.
www.retronews.fr
@N_Perreaux @HMedievale Il y a vraiment une histoire longue de cette comparaison entre patrons capitalistes et seigneurs féodaux. Pensez à Picsou enfermant ses milliards dans un château fort défendu par des douves... Pensez à Tony Stark, richissime patron, devenant chevalier pour corriger ses erreurs... Image
@N_Perreaux @HMedievale Comparer les géants du web de 2024 à des patrons s'inscrit donc dans cette histoire. Cela n'apprend rien sur l'économie numérique (ni sur le féodalisme), mais c'est une manière efficace de délégitimer quelqu'un (ici à travers la figure négative du seigneur féodal)... !
@N_Perreaux @HMedievale En résumé : l'hypothèse du techno-féodalisme ne tient pas la route, car ses auteurs ne savent pas ce qu'est le féodalisme ; mais elle s'inscrit dans une longue histoire de l'utilisation du Moyen Âge pour dénoncer les cupides patrons capitalistes !
Merci d'avoir suivi ce thread ! Image
@N_Perreaux @HMedievale Je remercie une fois de plus @N_Perreaux pour son retour sur ce thread (qui m'a demandé pas mal de boulot !). Merci aussi à @FilippiMichel qui m'avait suggéré ce sujet. N'hésitez pas à me faire signe si vous avez des envies de thread sur un sujet précis !