D
Deleted-1
Guest
Cet article est une composition de copier/coller et réécriture de différents paragraphes issus de différents articles. Je l'ai constitué pour faire suite à un article mettant en opposition les concepts d'individuation et d'individualisme, qui s'ils font partie de chacun de nous à différents degrés, sont très différents dans leur définition et orientation quand à nos manières d'être. Cet article sur la perversion ordinaire est donc une manière de voir quelle structure psychologique et psychopathologique peut ressortir d'une politique individualisant les individus par le biais de ses institutions.
Article précédent sur l'individualisme et l'individuation
[h=3]Jean-Pierre Lebrun[/h] [h=1]La Perversion ordinaire[/h]Vivre ensemble sans autrui
VIS A VIS DU DÉSIR ET DE LA JOUISSANCE, DU DÉMENTI A L'ADDICTION
Pour être homme, pour accéder au langage, il faut perdre notre rapport immédiat et animal au monde et aux objets, renoncer à la toute-puissance infantile, faire le deuil de cette soustraction de jouissance, de ce moindre-jouir (à ne pas confondre avec l’acception usuelle de « plaisir que l’on goûte pleinement »). Parler signifie donc que je consens au vide, à la perte, à la négativité (Action de nier l'existence de quelque chose dans l'intention, explicite ou non, d'affirmer la possibilité d'un monde meilleur), nous dit Lebrun. C’est ce que les psychanalystes appellent la «castration». Tout sujet doit effectuer cette subjectivation pour soutenir la division entre jouissance et désir. La différence entre les deux est simple : par exemple, boire un vin peut être qualifié de plaisir mais l’alcoolisme emporte le sujet vers une jouissance mortifère.
Le plaisir suppose l’intégration d’une limite, contrairement à la jouissance qui n’en suppose aucune, d'où l'intérêt de garder une forme de hiérarchie assurant une autorité légitimant l'intégration de limite.
L’enfant, à ce stade, est d’abord ce que ses parents disent de lui. Puis en commençant à parler, en répétant les mots qu’il entend, il endosse ce qui est dit autour de lui et ce qui est dit de lui. Puis vient le stade du Non ! C’est à partir de sa propre position subjective qu’il soutiendra sa parole. En se réappropriant cette négativité, le sujet habituel trace sa propre voie. Il n’y arrive qu’après s’être autorisé à faire objection à l’Autre. S’il en va un peu autrement de nos jours comme on va le voir, le social était auparavant organisé entre autres sur le modèle religieux. On reconnaissait l’existence d’une transcendance comme celle du roi, du chef, du père, du maître, du professeur… Vaille que vaille, ce moment reprenait la transmission du moins-de-jouir à une société construite autour de la place prévalente du père (le patriarcat). Si cette transcendance était critiquable, il n’était pas nécessaire de se débarrasser au passage de toute hiérarchie. De plus, cela n’abolit pas pour autant la différence des places prescrite par la structure du langage. Ce système ayant été ébranlé, tout se passe comme si nous nous étions affranchis non seulement de la nécessité d’avoir affaire à une transcendance concrète, mais de l’intérêt de conserver un quelconque transcendantal (une extériorité faisant office d'autorité légitime, sur lesquelles reposeraient nos valeurs éthiques et morales). Or, pour se libérer des figures de l’autorité, il faut qu’on dispose d’un psychisme d’adulte. L’enfant n’est pas capable de se séparer d’une telle figure s’il ne l’a pas rencontrée auparavant. Il arrive toujours dans un monde déjà là avant lui et de ce fait sa dépendance initiale est inéluctable.
A la verticalité, au transcendant, à la vérité, on a opposé l’horizontalité, l’immanent, l’aléatoire : le relatif excessif permet l'expansion de l'individualisme dans une politique libérale.
C’est toute la vie collective qui, de ce fait, a basculé. Elle ne se soutient plus d’un ordre préétabli qui transmet des règles, mais d’un «ordre» qui doit émerger des partenaires eux-mêmes. Comment concilier tous les avis différents ? Tout cela est-il même compatible avec l’idée même d’éducation ? Comment un enseignant peut-il faire cours s’il ne dispose plus des conditions minimales pour assurer son enseignement ? Dans un tel régime, l’auto-fondation et l’individualisme sont prévalents. C’est ce monde sans limites qui est actuellement promu, un monde où toute autorité (dieu, père, professeur, etc.) est battue en brèche car elle limite la toute puissance infantile et prétend se passer du manque fondateur. « Nous pensons, quant à nous, qu’une telle économie subjective a effectivement toujours existé, mais que c’est sa prévalence et donc sa banalisation qui représentent aujourd’hui une essentielle nouveauté. Car à partir du moment où une telle économie devient dominante, que cela vient bouleverser radicalement notre façon d’être au monde. Ce changement nous oblige à réviser toute notre conception de la normalité », écrit Lebrun.
Changement sociétal : pour la première fois dans l’Histoire, la famille protège ses enfants de la société !
Pour Lebrun, nous passons d’un système consistant et incomplet (hiérarchique et prenant en compte le manque fondateur) à un système complet et inconsistant (sans place pour la négativité). Renversement radical. C’est à une mutation du lien social qu’on assiste, mutation provoquée par la conjonction de trois forces : le discours de la science, la dérive de la démocratie en démocratisme et le développement du libéralisme économique débridé. Un changement qui entraîne l’éviction de ce qui installait une possibilité d’articulation entre le tous et le singulier. Mais aussi entre ce que l’on consent à perdre pour le tous et ce que l’on soutient de sa singularité. Car c’est en reconnaissant l’existence de cette articulation que l’on peut à la fois et en même temps être membre d’un groupe social et pouvoir être reconnu dans ce que l’on a de singulier. Nous avons affaire à des individus devenus adultes sans avoir été obligés de quitter l’enfance et sans même le savoir. C’est l’enfant généralisé. Faire de l’enfant un roi ou le traiter comme un adulte, c’est l’empêcher de devenir responsable.
Sommes-nous en train de devenir pervers, se demande alors Jean-Pierre Lebrun ? Question cruciale que pose le livre. Pas structurellement, dit-il. « Ce n’est pas parce que des sujets participent à une économie perverse qu’ils sont eux-mêmes pervers, au sens où ils relèveraient de la structure perverse. » Il invente un mot, celui de mèreversion pour caractériser cette perversion ordinaire. Le tableau clinique du néo-sujet est celui d’un sujet resté enfant de la mère.
Passer du même à l’autre pour sortir du besoin de jouir dans l'immédiat.
En règle générale, l’enfant est en rapport avec la mère, celle-ci étant son premier autre («autre même»), la première personne qui occupe pour lui la scène de l’Autre (le père n'intervient que plus tard dans le développement de l'enfant, grossièrement au niveau de l’œdipe). C’est donc dans un deuxième temps que vient le rapport au père (un «autre autre»). Il faut en passer par cet «autre autre» pour poser correctement l’altérité (Caractère, qualité de ce qui est autre, distinct), car il ne suffit pas d’avoir eu affaire à la mère pour vraiment prendre la mesure de ce qu’est l’autre. C’est en cela que ce passage d’un premier autre à un second est le marchepied incontournable pour accéder à la vie en société. Sans cela, le sujet se retrouve à démentir à la soustraction de jouissance, et à s’enfermer dans la croyance qu’il y a moyen de ne pas se servir de l’instance paternelle (donc de l’autorité).
Différence des démentis entre les pervers.
En restant seulement enfant de sa mère, le néo-sujet pratique le démenti pour éviter la subjectivation (Qui relève de l'expérience interne, qui ne concerne que le seul sujet pensant) ; le vrai pervers, lui, fait du démenti son mode même de subjectivation, lequel lui permet d’annihiler l’altérité de l’autre en l’instrumentant (alors que le néo-sujet est juste dans un déni normal pour ne pas se confronter à lui-même, à ce qui lui ferait défaut quand à l'image idéalisée qu'il se fait de soi). Cependant, le néo-sujet et le pervers ont en commun d’importantes proximités de fonctionnement, nous dit Lebrun. Nous avons bien affaire avec le démenti chez les néo-sujets à un mécanisme pervers dans la mesure où il agit dans la perversion, mais sans pour autant que ne se soit structurée nécessairement une perversion chez le sujet qui l’utilise.
Du côté de la perversion, une structure, du côté du néo-sujet, un évitement, voire un refus de structuration.
Tout se passe comme si le double discours actuel du social, proposant de jouir sans entrave tout en sachant en même temps que la limite à la jouissance est toujours nécessaire, invitait le sujet à soutenir le maintien de deux possibilités contradictoires face à une perception. Nous n’avons pas affaire à un Nom-du-Père forclos (entraînant la psychose), ni à un père faible (hystérie), ni non plus à un père auquel la mère fait la loi (perversion stricte) mais plutôt en ce temps de perversion ordinaire, à un père repoussé dans les marges, toujours bel et bien là mais inopérant, désavoué, comme sans voix.
En conséquences : exemples concrets d’errance jusqu’à la pathologie.
Et l’on comprend mieux avec ce livre ce qui se passe tous les jours autour de nous. Le néo-sujet, faute d’un ancrage dans la négativité, est comme sans domicile fixe, en errance, nomade ouvert à tous vents, sans habitudes ni épaisseur, prêt à saisir quand il le peut l’opportunité qui se présente. Son caractère est imprévisible, sans orientation bien définie. Il se sentira comme invertébré, flexible, sans capacité critique et auto-critique, absorbant ce qui l’entoure comme une éponge et d’une plasticité ouverte à toutes les manipulations (d'où son conformisme à voter pour un candidat libéral, qu'il se dise de droite ou de gauche, ou à se laisser berner par des discours plus extrêmes et populistes). Une invitation à ne plus se confronter aux avatars du désir et à préférer l’engluement dans la jouissance mortifère (intériorisation du néo-libéralisme économique, selon Marcel Gauchet). Il y a là toute une pathologie en découle, y compris de tirer à vue dans une rue à force d’avoir été dé-subjectivisé ou d’avoir recours sans arrêt à l’État pour résoudre son mal être…
L’addiction comme refuge au paradoxe de l'individualisation sur fond d'individuation.
Dans ce nouveau régime qui prône la toute jouissance, les sujets ignorent que ce qu’ils privilégient, c’est un mode de jouir où le lien à l’objet n’est plus médiatisé par le signifiant, le langage. L’objet devient l’organisateur de la jouissance. Faute d’avoir fait le travail de séparation que permet le langage, c’est alors l’addiction qui est au programme. Ce «besoin» d’être dans l’excès sert une logique de la sensation qui prévaut sur celle de la représentation. On comprend pourquoi le néo-libéralisme y trouve son compte. Lebrun emploie un néologisme pour caractériser ce phénomène, l’entoussement, terme voulant dire pris dans la masse, pris dans le tous, grégarisés. À cet égard, il est faux de dire que nous vivons dans une société individualiste mais plutôt dans une société-troupeau, poussant l’individu à éviter sa division subjective, à troquer son trajet de subjectivation contre une appartenance à la masse : une individuation plutôt qu’une individualisation. Les institutions politiques individualisant les individus dans un certain culte de leur personnalité, ceux-ci se rassure de l'isolement induit par l'expression de leur égoïsme et de leur singularité, en cherchant à faire partie d'une groupe, d'une communauté, où leur individualité se fond dans celles des autres et où ils se reconnaissent entre eux (exemples des gamers, ou des partis politiques).
VIS A VIS DE L’ÉDUCATION - Perte des valeurs et jouissance sans limite.
Les néo-sujets de cette nouvelle société seraient construits individuellement et collectivement autour d’un démenti de la négativité et de la castration symbolique. Complète, précise-t-il, cette société ne réserverait donc plus aucune place ni à l’autorité du Tiers, ni bien sûr à la dette vis-à-vis des anciens. L’« Imaginaire social » n’y serait plus au fond dominé que par la valorisation d’une « jouissance sans limites ».
Problème de l’éducatif dans la famille : les parents fuient la confrontation avec leurs enfants, et les jeunes ont la haine faute de savoir la canaliser.
Les parents ne savent plus dire non, ils se justifient en prétendant que leur enfant risque de ne plus les aimer. Ce qui ne peut l'être, c'est que le phénomène a été estimé suffisamment important par les pouvoirs publics pour qu'ils pensent devoir mettre sur pied un système de soutien à la parentalité. Nous sommes dès lors en droit de nous poser la question : d'où vient ce renversement, d'où vient cette invention de notre société qui consiste à contraindre certains parents à suivre des formations pour être à la hauteur d'une tâche multimillénaire ? comment avons-nous pu en arriver au point où des parents ne savent plus comment ou veulent plus éduquer leurs enfants, en se déchargeant de cette tâche grâce à la mise en place d'organismes prévu pour ?
Des parents délégitimés, fort occupés à s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’ils ont ou non à soutenir, ne se sentent plus capables d’encaisser le choc. Pire, ils estiment qu’ils n’ont plus le devoir d’y faire face. Moyennant ce flottement, ce trop de jeu dans le rouage, la rencontre parent-enfant n’a donc le plus souvent pas lieu, elle est comme forclose (Qui est exclu, rejeté, maintenu à l'extérieur) : le parent esquive la haine de l’enfant ou s’y soustrait en évitant systématiquement le conflit. Auquel cas, ne trouvant plus d’adresse à sa haine, le jeune ne se confronte plus à un autre qui, avant lui, avait pu se débrouiller plus ou moins bien avec celle-ci. Il ne reçoit donc plus le témoignage de ce que transformer sa haine en autre chose est nécessaire et possible. Et il en résulte, comme le véhicule très bien sa façon de parler, qu’il n’éprouve plus - comme il le disait hier - de la haine pour ses vieux, désormais il a la haine tout court. Il a la haine comme il aurait la grippe, quelque chose qu’il ne sait pas appréhender comme sien, il est en peine de subjectiver (Qui relève de l'expérience interne, qui ne concerne que le seul sujet pensant). Lorsque à la génération suivante, ce même jeune qui n’aura donc pas été amené à métaboliser sa haine, ni à la refouler ni à la sublimer, sera confronté à celle de ses propres enfants, il sera comme face à une tâche aveugle, une zone blanche. Il sera incapable lui aussi de supporter d’en être l’adresse. Mais cette fois à son insu, car il n’aura trouvé d’autre voie que celle de la dénier.
Problème de l’éducatif au niveau politique et publique.
Si l’on retire l’autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu’on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d’ordre, on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d’y obéir. Si nous pouvons penser que entre adultes nous devrions être capables de faire face à l’obligation de renouer avec la légitimité , il faut convenir qu’il est impossible de demander cela à l’enfant. Il faut que ce dernier ait été éduqué, initié à penser par lui-même et conduit suffisamment au dehors afin qu’il puisse se débrouiller seul. Or, il lui est habituellement indispensable pour cela de rencontrer un point d’appui qui l’autorise à quitter le premier Autre, la mère, auquel à travers ses mots il est toujours d’abord aliéné. Ce point d’appui dont il peut habituellement disposer, c’est ce qui s’appelle communément un père. Apparait alors la difficulté spécifique qu’affrontent nos sociétés actuelles. Si comme nous l’avons indiqué, elles produisent cette crise inédite de la légitimité qui va atteindre le bien-fondé du travail des parents, la conséquence serait celle-là : ceux qui s’en retrouvent ébranlés pourront abandonner la tâche de préparer l’enfant à penser, à se soutenir dans le vide. C’est donc la pensée elle-même qui serait confronté à un risque inédit.
Une collectivité n’est moderne que quand elle sait ce qui l’organise.
L’invention des dieux puis d’un Dieu unique est parvenue à mettre tout le monde à la tâche : la transcendance religieuse aura été le point d’appui qui a permis à des sociétés de se soutenir dans le vide des siècles durant. mais une fois le masque tombé, nous voila ébranlés. Et dans la confusion de ne pas arriver à discerner qu’il existe une différence entre se débarrasser de Dieu et se débarrasser de la place qu’il occupait. Dans cette confusion on ne peut que délégitimer la place d’exception de l’autorité. On discrédite du même coup la tâche de tous ceux qui ont à prescrire un consentement à la perte du «tout est possible» (problématique quand on a tout promis aux enfants), alors qu'ils ont à transmettre aux générations suivantes la nécessité d’une perte de la toute puissance comme donnée irréductible de la condition humaine. Cette vague de discrédit a pris l’ampleur d’un raz de marée. Elle atteint aussi bien les enseignants que les politiques ou les parents. Ces derniers, une fois perdue la légitimité sur laquelle ils s’appuyaient, ne disposent plus de ce qui leur permettait d’être l’adresse de la génération qui suit, et ils se retrouvent alors contraints d’avoir à mériter l’amour de leurs enfants.
La solidarité entre le fonctionnement social et celui de la famille s’est fracturée
Voila désormais la famille protégeant ses enfants de la société, tout en demandant paradoxalement de l'aide à l’État. Moyennant quoi apparait une autre nouveauté : de ne plus être spontanément contraint au travail qui l’amène à renoncer à sa toute puissance infantile et à se séparer de ses premiers autres, l’enfant se trouve comme invité à récuser celui-ci. Lacan parle d’époque à venir comme celle de l’enfant généralisé, une époque où rester enfant n’aurait rien de répréhensible, serait même, au contraire, implicitement favorisé. La difficulté est plus grande qu’il n’y parait, car tout se passe comme si les parents étaient alors devenus les responsables des limites qu’ils imposent à leurs enfants. Ne pouvant plus se référer spontanément à une exigence tierce partagée par tous, ils s’attribuent implicitement la responsabilité pleine et entière du désamour apparent qu’ils leur infligent. On comprend qu’ils tentent d’éviter cette méprise en se laissant distraire de la tâche d’éduquer, devenue ingrate. Cette position équivaut à un « je sais qu’il faut toujours éduquer, mais quand même », qui fournit l’épure du déni.
Nous voila contraints de nous soutenir dans le vide, sans point d’appui transcendant, puisque ce dernier a été emporté.
Toute société avait ses normes éthiques et valeurs morales qu’elle véhiculait par la tradition. En les transmettant, elle veillait à ce qu’elles soient assumées par la génération suivante. Chacun pouvait ainsi croire que les normes nous régulaient, nous orientaient de l’extérieur. Alors qu’en fait c’est nous qui les avions inventées. C’est donc la société qui s’était donnée des normes, des règles qu’elle avait mises comme à l’extérieure d’elle-même. Voila pourquoi nous pouvons dire que le collectif, en réalité, se soutenait déjà dans le vide. Aujourd’hui on peut bien sur toujours tenter de reconstruire une fiction - le retour du religieux semble déjà être au programme pour certains - mais rien ne garantit que dans nos sociétés, elle sera pour autant encore opérante. Voila pourquoi nous sommes obligés de repenser la vie collective, voire même de la penser tout court, cette fois en reconnaissant la présence en son sein du vide jusque là soigneusement masqué.
Penser par soi-même grâce à la PROPÉDEUTIQUE.
Faire l’apprentissage de penser n’est donc pas une affaire simple. Il s’agit non seulement d’apprendre, mais aussi et surtout d’apprendre à apprendre (la propédeutique). Non seulement de connaitre ce qui a été appris, mais aussi de quitter l’appui que l’on a pris sur ce qui a été appris de l’autre. Continuer de prendre appui, ce ne serait pas vraiment penser, puisque penser, c’est tenir sans appui. Ou en tout cas, avec uniquement la mémoire de l’appui. Il faut donc le lâcher, cet appui, et à partir de là, tenir. C’est cela penser, se tenir dans le vide tant que la vie dure. Du côté de l’enfant, donc du futur sujet en train de se constituer, rien d’étonnant à ce qu’il tente d’éviter d’en passer par la douloureuse prise en compte des limites. Il profite de ce que les parents laissent distraire de leur tâche (éducation autoritaire) pour s’autoriser à s’en laisser distraire à son tour. Il se trouve ainsi lui aussi, enclin à mettre en place un déni, un « je sais bien, mais quand même ».
Communauté du déni et du refus de se confronter à la souffrance d’autrui.
En ne voulant rien savoir de cet évitement, parents et enfants construisent ainsi ce qu’il faut appeler une communauté de déni. Celle qui va entraver le travail de subjectivation que doit toujours réaliser l’enfant pour prendre à son compte les contraintes de la condition humaine. C’est par ce biais que nos sociétés ne soutiennent plus la construction du sujet. Une subtile alliance s’est nouée de fait entre la génération des parents, emportée par la crise de la légitimité et branchée sur les idéaux de la société de consommation, et celle des enfants, qui peuvent ainsi éviter d’avoir à grandir, en privilégiant les débrouilles quotidiennes, et s’adaptant à la précarité pour ne pas avoir à se projeter dans un avenir incertain. Le défi de la modernité et de la légitimité se joue au niveau du singulier et du collectif :
- Au niveau singulier, on a désormais affaire à une structuration particulière du sujet. Il ne s’agit plus d’être confronté aux affres du désir, mais bien plutôt de subir l’enlisement dans un fonctionnement à l’abri de ces embarras que le double déni est venu sceller.
- Au niveau collectif il en résulte un problème majeur : le défi de la modernité, celui d’avoir à renouer avec la légitimité, s’en trouve dès lors impossible à relever. Car vont alors devenir citoyens non pas des sujets à part entière, mais plutôt des individus devenus adultes sans avoir été obligés de quitter l’enfance...et sans même le savoir........LES ADULESCENTS ARTICLES
Rien ne sera plus difficile que d’obtenir d’eux qu’ils réinventent la légitimité. Redonner une existence à la place de la transcendance via celle du père, du chef, en un mot de l’exception de la légitimité, équivaudrait précisemment à accepter d’affronter ce qu’ils ont pu, jusque là, éviter. Ceci met en évidence un paradoxe crucial : depuis toujours, aucune société n’a jamais donné autant d’importance à la singularité du sujet, également, n’a aussi peu préparé le sujet à soutenir cette position dont elle rend pourtant possible l’avènement. C’est ce paradoxe qui signe la crise sociétale actuelle.
PERTE DE L'AUTORITE DE LA PAROLE, DE LA CONFIANCE EN AUTRUI - Du déni du vide moral et éthique au nihilisme contemporain.
L’impossibilité de relever le défi de la modernité, vu le maintien programmé de la toute-puissance infantile, induit du nouveau dans le faire politique, dans la façon dont le pouvoir s’exerce dans nos sociétés. Le pouvoir délégitimé n’étant plus opérant, mais néanmoins condamné à devoir remplir sa tâche, il est poussé à chercher dans les faits, dans les choses, l’appui que l’autorité de la parole ne lui donne plus. Hier, prendre la mesure du vide qui habite la parole se faisait la plupart du temps par le biais de la recontre de celui qui occupait la place de Dieu. Aujourd’hui, soutenir la mort de Dieu nécessite de réinventer une légitimité sans transcendant substantiel. Mais face à l’ampleur de la tâche, les gens préfèrent dénier la présence de ce vide. Ce vide, cette négativité que nous avons pourtant à transmettre de génération en génération du fait de notre spécificité de sujets, d’êtres parlants. Nous pourrons dès lors avancer que c’est la panne qui affecte aujourd’hui le mécanisme de transmission de ce vide qui met la civilisation en crise.
Les sujets d’aujourd’hui se définissent d’abord comme des tenants de la positivité.
La configuration actuelle de la société a été marquée par un changement en profondeur inédit en même temps qu’inélucatble, qui a amené ce que nous appellerons l’Imaginaire social à ne plus transmettre la lisibilité de la négativité inhérente à l’humain. Chaque société a toujours la charge de construire une fiction dont le caractère de charpente symbolique ne fait aucun doute et qui soutient chacun de ses membres dans sa tâche de transmission des conditions nécessaires pour pouvoir y prendre sa place. Alors la négativité était visible via la place de Dieu.Sauf que ce n’est pas le contenu de la croyance religieuse qui primait, mais ce qu’elle permettait de transmettre. Quand elle organisait le lien social, la religion n’était pas tant à prendre au pied de la lettre qu’à considérer comme ce qui permettrait de faire fonctionner les invariants anthropologiques parmi lesquels nous mettons au premier rang la perte que nécessite le langage et la négativité que celui-ci introduit. L’important était de transmettre les valeurs et invariants, même si certains aspects étaient regrettables.
Lien social et illusion égocentrique.
Le lien social ne se présente plus comme un préalable à l’existence de l’ensemble, envers lequel tous sont d’emblée en dette. Les néo-sujets pensent que le lien social peut s’organiser tout seul, à partir d’eux-mêmes. Ce modèle les fait se surveiller mutuellement. Chacun n’existe que dans la mesure où il est associé, branché avec d’autres. A ceci près que dans un tel contexte, le poids de la responsabilité est considérablement alourdi si le résultat escompté n’est pas atteint. Car chacun désormais porte - même sans le savoir - le poids de l’ensemble sur ses épaules (angoisses existentielles et culpabilité). C’est ainsi que beaucoup étouffent, se dépriment et jettent l’éponge par nihilisme, faute de pouvoir soutenir cette façon de fonctionner, d’encore trouver le minimum de reconnaissance qu’ils s’estiment en droit d’obtenir.
Déni de la désillusion social
Ce qui a été étouffé c’est la place du transcendantal. Et par là même l’exception, l’interstice, la faille, la fente, la fêlure, la négativité. Tous ces mots désignent ce qui ne colle pas, ce qui ne fait pas rapport, ce qui n’est pas réciproque, ce qui ne communique pas, ce qui résiste, ce qui échappe, ce que le sujet ne voit jamais de lui dans le miroir, ce qui déborde de l’image, ce qui est en deça ou au delà de la parité, de l’égalité, de la réciprocité. Les réseaux sociaux sont alors un leurre, quand les internautes croient être en contact les uns avec les autres alors que ces relations sont virtuelles et le plus osuvent ne rapprochent pas véritablement les individus isolés.
Dans le prochain épisode de cette trilogie, après la structure psychologique de perversion ordinaire clivant l'individu dans un démenti le poussant à ne pas s'avouer et se responsabiliser en gagnant en mâturité, nous verrons quelle impact social opère l'individualisme dans la société, avec comme sujet La violence nihiliste.
Article précédent sur l'individualisme et l'individuation
[h=3]Jean-Pierre Lebrun[/h] [h=1]La Perversion ordinaire[/h]Vivre ensemble sans autrui
Des changements majeurs, accélérés par divers progrès techniques, ont mis à l'épreuve tous les repères jusqu'ici les plus stables dans la vie en société : le mariage, la procréation, les rapports entre les générations, la différence des sexes, l'éducation, l'autorité dans la famille, à l'école et dans toute la vie collective, le passage à l'âge adulte, etc. L'équilibre psychique des individus – leur subjectivité – s'en retrouve modifié d'une manière inédite dans l'histoire de l'humanité. C'est à une réelle mutation du lien social qu'on assiste.
Parmi les conséquences majeures de ce phénomène, on peut notamment repérer la prévalence accordée à la jouissance par rapport au désir, le rejet de la nécessité de se confronter à la dimension de la perte, le refus du recours au tiers au profit des simples situations duelles, l'illusion d'une nouvelle autonomie subjective et même une tentative, en fin de compte, de vivre ensemble sans autrui. On peut voir là à l'œuvre un fonctionnement psychique fondé sur un mécanisme – le déni – que Freud considérait central dans la perversion.
Sommes-nous donc tous en train de devenir pervers? Certainement pas si l'on veut parler du renversement du rapport à la Loi que l'on constate chez Sade ou Sacher-Masoch. Mais les évolutions en cours nous invitent à adopter des comportements qui relèvent de ce qu'on pourrait appeler une «perversion ordinaire», propre à notre époque, qui vient se substituer en partie à la «névrose ordinaire» d'hier.
VIS A VIS DU DÉSIR ET DE LA JOUISSANCE, DU DÉMENTI A L'ADDICTION
Pour être homme, pour accéder au langage, il faut perdre notre rapport immédiat et animal au monde et aux objets, renoncer à la toute-puissance infantile, faire le deuil de cette soustraction de jouissance, de ce moindre-jouir (à ne pas confondre avec l’acception usuelle de « plaisir que l’on goûte pleinement »). Parler signifie donc que je consens au vide, à la perte, à la négativité (Action de nier l'existence de quelque chose dans l'intention, explicite ou non, d'affirmer la possibilité d'un monde meilleur), nous dit Lebrun. C’est ce que les psychanalystes appellent la «castration». Tout sujet doit effectuer cette subjectivation pour soutenir la division entre jouissance et désir. La différence entre les deux est simple : par exemple, boire un vin peut être qualifié de plaisir mais l’alcoolisme emporte le sujet vers une jouissance mortifère.
Le plaisir suppose l’intégration d’une limite, contrairement à la jouissance qui n’en suppose aucune, d'où l'intérêt de garder une forme de hiérarchie assurant une autorité légitimant l'intégration de limite.
L’enfant, à ce stade, est d’abord ce que ses parents disent de lui. Puis en commençant à parler, en répétant les mots qu’il entend, il endosse ce qui est dit autour de lui et ce qui est dit de lui. Puis vient le stade du Non ! C’est à partir de sa propre position subjective qu’il soutiendra sa parole. En se réappropriant cette négativité, le sujet habituel trace sa propre voie. Il n’y arrive qu’après s’être autorisé à faire objection à l’Autre. S’il en va un peu autrement de nos jours comme on va le voir, le social était auparavant organisé entre autres sur le modèle religieux. On reconnaissait l’existence d’une transcendance comme celle du roi, du chef, du père, du maître, du professeur… Vaille que vaille, ce moment reprenait la transmission du moins-de-jouir à une société construite autour de la place prévalente du père (le patriarcat). Si cette transcendance était critiquable, il n’était pas nécessaire de se débarrasser au passage de toute hiérarchie. De plus, cela n’abolit pas pour autant la différence des places prescrite par la structure du langage. Ce système ayant été ébranlé, tout se passe comme si nous nous étions affranchis non seulement de la nécessité d’avoir affaire à une transcendance concrète, mais de l’intérêt de conserver un quelconque transcendantal (une extériorité faisant office d'autorité légitime, sur lesquelles reposeraient nos valeurs éthiques et morales). Or, pour se libérer des figures de l’autorité, il faut qu’on dispose d’un psychisme d’adulte. L’enfant n’est pas capable de se séparer d’une telle figure s’il ne l’a pas rencontrée auparavant. Il arrive toujours dans un monde déjà là avant lui et de ce fait sa dépendance initiale est inéluctable.
A la verticalité, au transcendant, à la vérité, on a opposé l’horizontalité, l’immanent, l’aléatoire : le relatif excessif permet l'expansion de l'individualisme dans une politique libérale.
C’est toute la vie collective qui, de ce fait, a basculé. Elle ne se soutient plus d’un ordre préétabli qui transmet des règles, mais d’un «ordre» qui doit émerger des partenaires eux-mêmes. Comment concilier tous les avis différents ? Tout cela est-il même compatible avec l’idée même d’éducation ? Comment un enseignant peut-il faire cours s’il ne dispose plus des conditions minimales pour assurer son enseignement ? Dans un tel régime, l’auto-fondation et l’individualisme sont prévalents. C’est ce monde sans limites qui est actuellement promu, un monde où toute autorité (dieu, père, professeur, etc.) est battue en brèche car elle limite la toute puissance infantile et prétend se passer du manque fondateur. « Nous pensons, quant à nous, qu’une telle économie subjective a effectivement toujours existé, mais que c’est sa prévalence et donc sa banalisation qui représentent aujourd’hui une essentielle nouveauté. Car à partir du moment où une telle économie devient dominante, que cela vient bouleverser radicalement notre façon d’être au monde. Ce changement nous oblige à réviser toute notre conception de la normalité », écrit Lebrun.
Changement sociétal : pour la première fois dans l’Histoire, la famille protège ses enfants de la société !
Pour Lebrun, nous passons d’un système consistant et incomplet (hiérarchique et prenant en compte le manque fondateur) à un système complet et inconsistant (sans place pour la négativité). Renversement radical. C’est à une mutation du lien social qu’on assiste, mutation provoquée par la conjonction de trois forces : le discours de la science, la dérive de la démocratie en démocratisme et le développement du libéralisme économique débridé. Un changement qui entraîne l’éviction de ce qui installait une possibilité d’articulation entre le tous et le singulier. Mais aussi entre ce que l’on consent à perdre pour le tous et ce que l’on soutient de sa singularité. Car c’est en reconnaissant l’existence de cette articulation que l’on peut à la fois et en même temps être membre d’un groupe social et pouvoir être reconnu dans ce que l’on a de singulier. Nous avons affaire à des individus devenus adultes sans avoir été obligés de quitter l’enfance et sans même le savoir. C’est l’enfant généralisé. Faire de l’enfant un roi ou le traiter comme un adulte, c’est l’empêcher de devenir responsable.
Sommes-nous en train de devenir pervers, se demande alors Jean-Pierre Lebrun ? Question cruciale que pose le livre. Pas structurellement, dit-il. « Ce n’est pas parce que des sujets participent à une économie perverse qu’ils sont eux-mêmes pervers, au sens où ils relèveraient de la structure perverse. » Il invente un mot, celui de mèreversion pour caractériser cette perversion ordinaire. Le tableau clinique du néo-sujet est celui d’un sujet resté enfant de la mère.
Passer du même à l’autre pour sortir du besoin de jouir dans l'immédiat.
En règle générale, l’enfant est en rapport avec la mère, celle-ci étant son premier autre («autre même»), la première personne qui occupe pour lui la scène de l’Autre (le père n'intervient que plus tard dans le développement de l'enfant, grossièrement au niveau de l’œdipe). C’est donc dans un deuxième temps que vient le rapport au père (un «autre autre»). Il faut en passer par cet «autre autre» pour poser correctement l’altérité (Caractère, qualité de ce qui est autre, distinct), car il ne suffit pas d’avoir eu affaire à la mère pour vraiment prendre la mesure de ce qu’est l’autre. C’est en cela que ce passage d’un premier autre à un second est le marchepied incontournable pour accéder à la vie en société. Sans cela, le sujet se retrouve à démentir à la soustraction de jouissance, et à s’enfermer dans la croyance qu’il y a moyen de ne pas se servir de l’instance paternelle (donc de l’autorité).
Différence des démentis entre les pervers.
En restant seulement enfant de sa mère, le néo-sujet pratique le démenti pour éviter la subjectivation (Qui relève de l'expérience interne, qui ne concerne que le seul sujet pensant) ; le vrai pervers, lui, fait du démenti son mode même de subjectivation, lequel lui permet d’annihiler l’altérité de l’autre en l’instrumentant (alors que le néo-sujet est juste dans un déni normal pour ne pas se confronter à lui-même, à ce qui lui ferait défaut quand à l'image idéalisée qu'il se fait de soi). Cependant, le néo-sujet et le pervers ont en commun d’importantes proximités de fonctionnement, nous dit Lebrun. Nous avons bien affaire avec le démenti chez les néo-sujets à un mécanisme pervers dans la mesure où il agit dans la perversion, mais sans pour autant que ne se soit structurée nécessairement une perversion chez le sujet qui l’utilise.
Du côté de la perversion, une structure, du côté du néo-sujet, un évitement, voire un refus de structuration.
Tout se passe comme si le double discours actuel du social, proposant de jouir sans entrave tout en sachant en même temps que la limite à la jouissance est toujours nécessaire, invitait le sujet à soutenir le maintien de deux possibilités contradictoires face à une perception. Nous n’avons pas affaire à un Nom-du-Père forclos (entraînant la psychose), ni à un père faible (hystérie), ni non plus à un père auquel la mère fait la loi (perversion stricte) mais plutôt en ce temps de perversion ordinaire, à un père repoussé dans les marges, toujours bel et bien là mais inopérant, désavoué, comme sans voix.
En conséquences : exemples concrets d’errance jusqu’à la pathologie.
Et l’on comprend mieux avec ce livre ce qui se passe tous les jours autour de nous. Le néo-sujet, faute d’un ancrage dans la négativité, est comme sans domicile fixe, en errance, nomade ouvert à tous vents, sans habitudes ni épaisseur, prêt à saisir quand il le peut l’opportunité qui se présente. Son caractère est imprévisible, sans orientation bien définie. Il se sentira comme invertébré, flexible, sans capacité critique et auto-critique, absorbant ce qui l’entoure comme une éponge et d’une plasticité ouverte à toutes les manipulations (d'où son conformisme à voter pour un candidat libéral, qu'il se dise de droite ou de gauche, ou à se laisser berner par des discours plus extrêmes et populistes). Une invitation à ne plus se confronter aux avatars du désir et à préférer l’engluement dans la jouissance mortifère (intériorisation du néo-libéralisme économique, selon Marcel Gauchet). Il y a là toute une pathologie en découle, y compris de tirer à vue dans une rue à force d’avoir été dé-subjectivisé ou d’avoir recours sans arrêt à l’État pour résoudre son mal être…
L’addiction comme refuge au paradoxe de l'individualisation sur fond d'individuation.
Dans ce nouveau régime qui prône la toute jouissance, les sujets ignorent que ce qu’ils privilégient, c’est un mode de jouir où le lien à l’objet n’est plus médiatisé par le signifiant, le langage. L’objet devient l’organisateur de la jouissance. Faute d’avoir fait le travail de séparation que permet le langage, c’est alors l’addiction qui est au programme. Ce «besoin» d’être dans l’excès sert une logique de la sensation qui prévaut sur celle de la représentation. On comprend pourquoi le néo-libéralisme y trouve son compte. Lebrun emploie un néologisme pour caractériser ce phénomène, l’entoussement, terme voulant dire pris dans la masse, pris dans le tous, grégarisés. À cet égard, il est faux de dire que nous vivons dans une société individualiste mais plutôt dans une société-troupeau, poussant l’individu à éviter sa division subjective, à troquer son trajet de subjectivation contre une appartenance à la masse : une individuation plutôt qu’une individualisation. Les institutions politiques individualisant les individus dans un certain culte de leur personnalité, ceux-ci se rassure de l'isolement induit par l'expression de leur égoïsme et de leur singularité, en cherchant à faire partie d'une groupe, d'une communauté, où leur individualité se fond dans celles des autres et où ils se reconnaissent entre eux (exemples des gamers, ou des partis politiques).
VIS A VIS DE L’ÉDUCATION - Perte des valeurs et jouissance sans limite.
Les néo-sujets de cette nouvelle société seraient construits individuellement et collectivement autour d’un démenti de la négativité et de la castration symbolique. Complète, précise-t-il, cette société ne réserverait donc plus aucune place ni à l’autorité du Tiers, ni bien sûr à la dette vis-à-vis des anciens. L’« Imaginaire social » n’y serait plus au fond dominé que par la valorisation d’une « jouissance sans limites ».
Problème de l’éducatif dans la famille : les parents fuient la confrontation avec leurs enfants, et les jeunes ont la haine faute de savoir la canaliser.
Les parents ne savent plus dire non, ils se justifient en prétendant que leur enfant risque de ne plus les aimer. Ce qui ne peut l'être, c'est que le phénomène a été estimé suffisamment important par les pouvoirs publics pour qu'ils pensent devoir mettre sur pied un système de soutien à la parentalité. Nous sommes dès lors en droit de nous poser la question : d'où vient ce renversement, d'où vient cette invention de notre société qui consiste à contraindre certains parents à suivre des formations pour être à la hauteur d'une tâche multimillénaire ? comment avons-nous pu en arriver au point où des parents ne savent plus comment ou veulent plus éduquer leurs enfants, en se déchargeant de cette tâche grâce à la mise en place d'organismes prévu pour ?
Des parents délégitimés, fort occupés à s’interroger sur le bien-fondé de ce qu’ils ont ou non à soutenir, ne se sentent plus capables d’encaisser le choc. Pire, ils estiment qu’ils n’ont plus le devoir d’y faire face. Moyennant ce flottement, ce trop de jeu dans le rouage, la rencontre parent-enfant n’a donc le plus souvent pas lieu, elle est comme forclose (Qui est exclu, rejeté, maintenu à l'extérieur) : le parent esquive la haine de l’enfant ou s’y soustrait en évitant systématiquement le conflit. Auquel cas, ne trouvant plus d’adresse à sa haine, le jeune ne se confronte plus à un autre qui, avant lui, avait pu se débrouiller plus ou moins bien avec celle-ci. Il ne reçoit donc plus le témoignage de ce que transformer sa haine en autre chose est nécessaire et possible. Et il en résulte, comme le véhicule très bien sa façon de parler, qu’il n’éprouve plus - comme il le disait hier - de la haine pour ses vieux, désormais il a la haine tout court. Il a la haine comme il aurait la grippe, quelque chose qu’il ne sait pas appréhender comme sien, il est en peine de subjectiver (Qui relève de l'expérience interne, qui ne concerne que le seul sujet pensant). Lorsque à la génération suivante, ce même jeune qui n’aura donc pas été amené à métaboliser sa haine, ni à la refouler ni à la sublimer, sera confronté à celle de ses propres enfants, il sera comme face à une tâche aveugle, une zone blanche. Il sera incapable lui aussi de supporter d’en être l’adresse. Mais cette fois à son insu, car il n’aura trouvé d’autre voie que celle de la dénier.
Problème de l’éducatif au niveau politique et publique.
Si l’on retire l’autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu’on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d’ordre, on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d’y obéir. Si nous pouvons penser que entre adultes nous devrions être capables de faire face à l’obligation de renouer avec la légitimité , il faut convenir qu’il est impossible de demander cela à l’enfant. Il faut que ce dernier ait été éduqué, initié à penser par lui-même et conduit suffisamment au dehors afin qu’il puisse se débrouiller seul. Or, il lui est habituellement indispensable pour cela de rencontrer un point d’appui qui l’autorise à quitter le premier Autre, la mère, auquel à travers ses mots il est toujours d’abord aliéné. Ce point d’appui dont il peut habituellement disposer, c’est ce qui s’appelle communément un père. Apparait alors la difficulté spécifique qu’affrontent nos sociétés actuelles. Si comme nous l’avons indiqué, elles produisent cette crise inédite de la légitimité qui va atteindre le bien-fondé du travail des parents, la conséquence serait celle-là : ceux qui s’en retrouvent ébranlés pourront abandonner la tâche de préparer l’enfant à penser, à se soutenir dans le vide. C’est donc la pensée elle-même qui serait confronté à un risque inédit.
Une collectivité n’est moderne que quand elle sait ce qui l’organise.
L’invention des dieux puis d’un Dieu unique est parvenue à mettre tout le monde à la tâche : la transcendance religieuse aura été le point d’appui qui a permis à des sociétés de se soutenir dans le vide des siècles durant. mais une fois le masque tombé, nous voila ébranlés. Et dans la confusion de ne pas arriver à discerner qu’il existe une différence entre se débarrasser de Dieu et se débarrasser de la place qu’il occupait. Dans cette confusion on ne peut que délégitimer la place d’exception de l’autorité. On discrédite du même coup la tâche de tous ceux qui ont à prescrire un consentement à la perte du «tout est possible» (problématique quand on a tout promis aux enfants), alors qu'ils ont à transmettre aux générations suivantes la nécessité d’une perte de la toute puissance comme donnée irréductible de la condition humaine. Cette vague de discrédit a pris l’ampleur d’un raz de marée. Elle atteint aussi bien les enseignants que les politiques ou les parents. Ces derniers, une fois perdue la légitimité sur laquelle ils s’appuyaient, ne disposent plus de ce qui leur permettait d’être l’adresse de la génération qui suit, et ils se retrouvent alors contraints d’avoir à mériter l’amour de leurs enfants.
La solidarité entre le fonctionnement social et celui de la famille s’est fracturée
Voila désormais la famille protégeant ses enfants de la société, tout en demandant paradoxalement de l'aide à l’État. Moyennant quoi apparait une autre nouveauté : de ne plus être spontanément contraint au travail qui l’amène à renoncer à sa toute puissance infantile et à se séparer de ses premiers autres, l’enfant se trouve comme invité à récuser celui-ci. Lacan parle d’époque à venir comme celle de l’enfant généralisé, une époque où rester enfant n’aurait rien de répréhensible, serait même, au contraire, implicitement favorisé. La difficulté est plus grande qu’il n’y parait, car tout se passe comme si les parents étaient alors devenus les responsables des limites qu’ils imposent à leurs enfants. Ne pouvant plus se référer spontanément à une exigence tierce partagée par tous, ils s’attribuent implicitement la responsabilité pleine et entière du désamour apparent qu’ils leur infligent. On comprend qu’ils tentent d’éviter cette méprise en se laissant distraire de la tâche d’éduquer, devenue ingrate. Cette position équivaut à un « je sais qu’il faut toujours éduquer, mais quand même », qui fournit l’épure du déni.
Nous voila contraints de nous soutenir dans le vide, sans point d’appui transcendant, puisque ce dernier a été emporté.
Toute société avait ses normes éthiques et valeurs morales qu’elle véhiculait par la tradition. En les transmettant, elle veillait à ce qu’elles soient assumées par la génération suivante. Chacun pouvait ainsi croire que les normes nous régulaient, nous orientaient de l’extérieur. Alors qu’en fait c’est nous qui les avions inventées. C’est donc la société qui s’était donnée des normes, des règles qu’elle avait mises comme à l’extérieure d’elle-même. Voila pourquoi nous pouvons dire que le collectif, en réalité, se soutenait déjà dans le vide. Aujourd’hui on peut bien sur toujours tenter de reconstruire une fiction - le retour du religieux semble déjà être au programme pour certains - mais rien ne garantit que dans nos sociétés, elle sera pour autant encore opérante. Voila pourquoi nous sommes obligés de repenser la vie collective, voire même de la penser tout court, cette fois en reconnaissant la présence en son sein du vide jusque là soigneusement masqué.
Penser par soi-même grâce à la PROPÉDEUTIQUE.
Faire l’apprentissage de penser n’est donc pas une affaire simple. Il s’agit non seulement d’apprendre, mais aussi et surtout d’apprendre à apprendre (la propédeutique). Non seulement de connaitre ce qui a été appris, mais aussi de quitter l’appui que l’on a pris sur ce qui a été appris de l’autre. Continuer de prendre appui, ce ne serait pas vraiment penser, puisque penser, c’est tenir sans appui. Ou en tout cas, avec uniquement la mémoire de l’appui. Il faut donc le lâcher, cet appui, et à partir de là, tenir. C’est cela penser, se tenir dans le vide tant que la vie dure. Du côté de l’enfant, donc du futur sujet en train de se constituer, rien d’étonnant à ce qu’il tente d’éviter d’en passer par la douloureuse prise en compte des limites. Il profite de ce que les parents laissent distraire de leur tâche (éducation autoritaire) pour s’autoriser à s’en laisser distraire à son tour. Il se trouve ainsi lui aussi, enclin à mettre en place un déni, un « je sais bien, mais quand même ».
Communauté du déni et du refus de se confronter à la souffrance d’autrui.
En ne voulant rien savoir de cet évitement, parents et enfants construisent ainsi ce qu’il faut appeler une communauté de déni. Celle qui va entraver le travail de subjectivation que doit toujours réaliser l’enfant pour prendre à son compte les contraintes de la condition humaine. C’est par ce biais que nos sociétés ne soutiennent plus la construction du sujet. Une subtile alliance s’est nouée de fait entre la génération des parents, emportée par la crise de la légitimité et branchée sur les idéaux de la société de consommation, et celle des enfants, qui peuvent ainsi éviter d’avoir à grandir, en privilégiant les débrouilles quotidiennes, et s’adaptant à la précarité pour ne pas avoir à se projeter dans un avenir incertain. Le défi de la modernité et de la légitimité se joue au niveau du singulier et du collectif :
- Au niveau singulier, on a désormais affaire à une structuration particulière du sujet. Il ne s’agit plus d’être confronté aux affres du désir, mais bien plutôt de subir l’enlisement dans un fonctionnement à l’abri de ces embarras que le double déni est venu sceller.
- Au niveau collectif il en résulte un problème majeur : le défi de la modernité, celui d’avoir à renouer avec la légitimité, s’en trouve dès lors impossible à relever. Car vont alors devenir citoyens non pas des sujets à part entière, mais plutôt des individus devenus adultes sans avoir été obligés de quitter l’enfance...et sans même le savoir........LES ADULESCENTS ARTICLES
Rien ne sera plus difficile que d’obtenir d’eux qu’ils réinventent la légitimité. Redonner une existence à la place de la transcendance via celle du père, du chef, en un mot de l’exception de la légitimité, équivaudrait précisemment à accepter d’affronter ce qu’ils ont pu, jusque là, éviter. Ceci met en évidence un paradoxe crucial : depuis toujours, aucune société n’a jamais donné autant d’importance à la singularité du sujet, également, n’a aussi peu préparé le sujet à soutenir cette position dont elle rend pourtant possible l’avènement. C’est ce paradoxe qui signe la crise sociétale actuelle.
PERTE DE L'AUTORITE DE LA PAROLE, DE LA CONFIANCE EN AUTRUI - Du déni du vide moral et éthique au nihilisme contemporain.
L’impossibilité de relever le défi de la modernité, vu le maintien programmé de la toute-puissance infantile, induit du nouveau dans le faire politique, dans la façon dont le pouvoir s’exerce dans nos sociétés. Le pouvoir délégitimé n’étant plus opérant, mais néanmoins condamné à devoir remplir sa tâche, il est poussé à chercher dans les faits, dans les choses, l’appui que l’autorité de la parole ne lui donne plus. Hier, prendre la mesure du vide qui habite la parole se faisait la plupart du temps par le biais de la recontre de celui qui occupait la place de Dieu. Aujourd’hui, soutenir la mort de Dieu nécessite de réinventer une légitimité sans transcendant substantiel. Mais face à l’ampleur de la tâche, les gens préfèrent dénier la présence de ce vide. Ce vide, cette négativité que nous avons pourtant à transmettre de génération en génération du fait de notre spécificité de sujets, d’êtres parlants. Nous pourrons dès lors avancer que c’est la panne qui affecte aujourd’hui le mécanisme de transmission de ce vide qui met la civilisation en crise.
Les sujets d’aujourd’hui se définissent d’abord comme des tenants de la positivité.
La configuration actuelle de la société a été marquée par un changement en profondeur inédit en même temps qu’inélucatble, qui a amené ce que nous appellerons l’Imaginaire social à ne plus transmettre la lisibilité de la négativité inhérente à l’humain. Chaque société a toujours la charge de construire une fiction dont le caractère de charpente symbolique ne fait aucun doute et qui soutient chacun de ses membres dans sa tâche de transmission des conditions nécessaires pour pouvoir y prendre sa place. Alors la négativité était visible via la place de Dieu.Sauf que ce n’est pas le contenu de la croyance religieuse qui primait, mais ce qu’elle permettait de transmettre. Quand elle organisait le lien social, la religion n’était pas tant à prendre au pied de la lettre qu’à considérer comme ce qui permettrait de faire fonctionner les invariants anthropologiques parmi lesquels nous mettons au premier rang la perte que nécessite le langage et la négativité que celui-ci introduit. L’important était de transmettre les valeurs et invariants, même si certains aspects étaient regrettables.
Lien social et illusion égocentrique.
Le lien social ne se présente plus comme un préalable à l’existence de l’ensemble, envers lequel tous sont d’emblée en dette. Les néo-sujets pensent que le lien social peut s’organiser tout seul, à partir d’eux-mêmes. Ce modèle les fait se surveiller mutuellement. Chacun n’existe que dans la mesure où il est associé, branché avec d’autres. A ceci près que dans un tel contexte, le poids de la responsabilité est considérablement alourdi si le résultat escompté n’est pas atteint. Car chacun désormais porte - même sans le savoir - le poids de l’ensemble sur ses épaules (angoisses existentielles et culpabilité). C’est ainsi que beaucoup étouffent, se dépriment et jettent l’éponge par nihilisme, faute de pouvoir soutenir cette façon de fonctionner, d’encore trouver le minimum de reconnaissance qu’ils s’estiment en droit d’obtenir.
Déni de la désillusion social
Ce qui a été étouffé c’est la place du transcendantal. Et par là même l’exception, l’interstice, la faille, la fente, la fêlure, la négativité. Tous ces mots désignent ce qui ne colle pas, ce qui ne fait pas rapport, ce qui n’est pas réciproque, ce qui ne communique pas, ce qui résiste, ce qui échappe, ce que le sujet ne voit jamais de lui dans le miroir, ce qui déborde de l’image, ce qui est en deça ou au delà de la parité, de l’égalité, de la réciprocité. Les réseaux sociaux sont alors un leurre, quand les internautes croient être en contact les uns avec les autres alors que ces relations sont virtuelles et le plus osuvent ne rapprochent pas véritablement les individus isolés.
Dans le prochain épisode de cette trilogie, après la structure psychologique de perversion ordinaire clivant l'individu dans un démenti le poussant à ne pas s'avouer et se responsabiliser en gagnant en mâturité, nous verrons quelle impact social opère l'individualisme dans la société, avec comme sujet La violence nihiliste.