Nous rendrons compte prochainement d’un ouvrage de Andy Clark : Supersizing the Mind: Embodiment, action and cognitive extension, Oxford University Press 2008, qui pose cette question et lui propose des solutions. Pour lui, l’esprit, qu’il distingue de la conscience, ne réside pas seulement dans le cerveau, mais aussi dans une grande variété de supports développés au sein des sociétés humaines, notamment ceux fournis par les réseaux technologiques modernes. Il développe dans son livre le concept d’ « esprit étendu » (Extended Mind). A première vue, cette idée ne parait pas très originale. Elle a seulement l’intérêt d’éliminer deux séries de thèses, malheureusement encore très répandues. Pour les premières, l’esprit est une sorte de don de Dieu qu’il est impossible de localiser sur des bases matérielles, fussent-elles celles du cerveau humain, malgré sa complexité. Il s’agit des thèses spiritualistes ou dualistes. Les autres considèrent que l’esprit est essentiellement une création du cerveau humain individuel. Celui-ci, précisément à cause de sa complexité, permet aux individus « souverains » non seulement de se représenter le monde d’une façon globale, mais aussi d’y agir librement. Nous pourrons les définir comme des thèses humanistes individualistes, en ce sens qu’elles exaltent les capacités de l’Homme en général et de l’individu humain en particulier. Elles oublient évidemment les relations qui unissent l’espèce humaine à toutes les autres espèces et à l’environnement physique, comme celles qui unissent les individus humains entre eux et à leurs outils, à travers les réseaux d’échange sociaux et les technologies de la communication.
Pour notre part, nous n’apprendrons rien à nos lecteurs en disant que nous défendons fermement la thèse de l’Esprit étendu et réparti. Nous examinerons dans un futur article ce qu’en dit exactement Andy Clark. Mais d’ores et déjà, le commentaire que donne le philosophe David Chalmers en introduction au livre nous convient tout à fait : « When parts of environment are coupled with the brain in the right way, they become parts of the mind », que nous pourrions traduire de la façon suivante : « Quand le cerveau d’un individu est connecté d’une certaine façon avec des entités du monde extérieur, celles-ci deviennent des composants de son esprit ». C’est à partir de ce postulat que nous avons proposé le concept de superorganisme ou complexe anthropotechnique. Ce concept, pour nous, doit se décliner au niveau de l’individu comme du groupe.
Dans le superorganisme anthropotechnique « homme + automobile », par exemple, le cerveau de l’utilisateur individuel d’automobile, un Mr. X ou un Mr. Y. , intègre des représentations de l’automobile, acquises à partir de la pratique de cet engin ou des idées et images circulant à son sujet. L'ensemble joue un rôle plus ou moins important dans la construction de la « mentalité », nous pourrions aussi dire dans la construction de l’esprit, qui le caractérise en tant qu’utilisateur de l’automobile. Mais il existe aussi un esprit collectif grâce auquel l’automobile en tant qu’objet générique est vécue par la société de ses utilisateurs. Cet esprit collectif se forme par la conjonction des esprits individuels au sein des réseaux technologiques eux-mêmes envahis par des représentations communes de l’automobile et de ses usages. En découlent notamment les comportements de groupe propres aux automobilistes.
Dans les deux cas, rappelons-le, l’« esprit-automobile » (l’état d’esprit – automobile) se forme et détermine les actions des individus bien en amont des processus de prise de conscience individuelles et collectives. Le processus est très largement invisible de l’extérieur et imperceptible ou inconscient de l’intérieur. La prise de conscience intervient a posteriori, après qu’un certain état d’esprit se soit imposé au niveau de l’individu ou du groupe. Elle se borne à en signaler la présence, toujours incomplètement d’ailleurs. Cette prise de conscience cependant, nous l’avions rappelé en discutant des effets moteurs de la conscience, peut avoir des conséquences en retour sur les comportements et sur les mentalités. Mais là encore, ces conséquences ne sont pas « volontaires », au sens naïf du terme. Elles se produisent de façon émergente, pour reprendre une expression souvent employée, parce qu’utile.
Ceci dit, on ne peut pas disserter sur l’esprit (pas plus d’ailleurs que sur la conscience) sans s’être mis d’accord sur ce que l’on entend par ce terme. Au sens matérialiste, l’esprit peut être défini comme « Principe de la pensée, activité intelligente, intelligence » (Larousse) . Nous pourrions aller plus loin et dire que l’esprit est une propriété de l’être humain (et pas seulement de son cerveau) qui lui permet de se comporter de façon rationnelle, la raison elle-même se définissant par « ce qui s’oppose au sentiment, à l’intuition, qui ramène à la réalité (Larousse). En admettant que les animaux puissent eux-mêmes faire dans certaines circonstances preuve d’esprit, nous voyons que l’embarras que nous avons à définir le concept d’esprit d’une façon simple le range, avec d’autres termes voisins comme l’intelligence et la conscience, parmi les faux amis du scientifique (d'autres parleraient de "poubelles conceptuelles".
Mais peu importe pour nous à ce stade. Si nous admettons que l’esprit humain ou si l’on préfère son cerveau intelligent prend des décisions « rationnelles » en s’appuyant sur des connaissances directement acquises par l’expérience ou obtenues à partir de mémoires externes, nous sommes obligés d’admettre deux choses. D’abord ce processus n’est pas spécifique à l’homme. Il est extrêmement répandu au sein des espèces animales les plus diverses. La vaste panoplie des langages naturels de communication, ne fut-ce que gestuels, le montre. L’esprit fait partie de façon inséparable, si l’on peut dire, des constructions sociales et plus généralement des éco-niches que chaque espèce construit en se développant. Il est donc nécessairement réparti. Mais il prend des formes différentes, selon les espèces et selon la façon donc celles-ci s’articulent avec le monde extérieur. De plus, à l’intérieur d’une même espèce, il varie beaucoup en fonction non seulement des individus qui prennent des décisions, mais aussi des situations et circonstances.
Le deuxième point à retenir est que, chez l’homme moderne, qui interagit avec beaucoup d’outils et de technologies différentes, les manifestations de l’esprit, à supposer qu’elles se greffent sur des bases neurales identiques ou voisines, différent beaucoup selon les circonstances. Elles peuvent entrer en conflit darwinien. Leurs différences tiennent à ce que les outils et technologies avec lesquels l’individu a interagi dans la construction de ses contenus cognitifs ont formaté une partie de son corps et de son cerveau selon des façons différentes, indélébiles ou temporaires, le tout dans des sphères distinctes. Cela est vrai au plan de chaque individu. La même personne ne fait pas preuve du même esprit quand elle conduit une automobile ou quand elle s’occupe de son jardin. Mais cela est vrai aussi au plan des groupes. Il est évident que l’esprit-automobile n’est pas le même dans les sociétés nord-américaines fortement motorisées et dans les populations nomades de Sibérie (encore que l’esprit automobile soit très contagieux, au fur et à mesure que s’étend l’usage de cet outil).
Mais comment étudier les formes et les modes d’action d’un esprit (Mind) à ce point polyvalent, distribué et interconnecté avec des technologies de plus en plus variées ? Il faut conjuguer les neurosciences, les théories de l’information, la physiologie et la psychologie évolutionnaires, l’éthologie et bien d’autres disciplines. Nous ne sommes pas loin alors d’une des formes de l’hyperscience dont dans d’autres articles nous essayons de faire la promotion. L’effort devrait cependant en valoir la peine. Si l’on cherche à savoir pourquoi les hommes s’attachent imperturbablement à des outils et pratiques qui sont réputés conduire à l’anéantissement prochain les 4/5 des espèces vivantes et une bonne partie de l’humanité, il serait utile de décrypter leurs ressorts les plus profonds(1).
Note
James Lovelock1) Notons que le chimiste et environnementaliste britannique James Lovelock, du haut de ses 90 années d’expérience, considère qu’il n’y a rien à comprendre dans cette marche à l’anéantissement. Il s’agit d’un évènement de portée quasi cosmologique qui s’est déjà produit plusieurs fois sur Terre et se reproduira. Le climat et l’environnement physique seront profondément modifiés, la plupart des animaux complexes seront conduits à l’extinction ou tout au moins obligés de changer radicalement d’habitat. L’humanité elle-même, au lieu d’atteindre les 9 à 10 milliards d’individus aujourd’hui prévus pour 2050, sera réduite à un petit milliard, sinon moins. Mais la vie repartira sur de nouvelles bases, comme le fera d’ailleurs l’humanité future. James Lovelock compare les humains actuels aux premiers organismes ayant maîtrisé la photosynthèse. L’oxygène qu’ils ont répandu dans l’atmosphère a tué la plupart des organismes précédents. Mais dans ce nouvel environnement, de nouveaux organismes se sont rapidement développés. Il se peut que l’humanité actuelle laisse en héritage à ses rares descendants un milieu technologique intelligent, nouvel oxygène où se développeront de nouvelles formes d’Esprit réparties, mieux adaptées que les nôtres pour faire face aux défis nés de notre propre développement. (NewScientist, entretien, « We are doomed, but it’s not all bad » 24 janvier 2009, p. 30). Lovelock publiera en février prochain chez Basic Books un nouveau livre, "The vanishing face of Gaïa", dont nous rendrons compte.