Comme un goût de rétrospective par anticipation
Surprise de cette troisième année de fac : j’y croise, au bout de quelques semaines, une vague connaissance de mes années de lycée, un ami d’ami. F-X étant censé être allé en prépa, je lui demande donc ce qu’il fout là. Même avec une deuxième chance, il n’a pas eu la seule école qui l’intéressait ; et le voilà, ayant déserté la fausse élite des demi-intelligents besogneux pour rejoindre la légion des branleurs où je me suis porté volontaire dès la première heure. “Tu vois”, lui dis-je d’un ton compatissant, “j’ai vraiment hésité à faire comme toi, mais je savais comment ça se finirait. Alors j’ai préféré gagner du temps… et quand je pense à toutes les publi scientifiques que j’ai pu geeker grâce à ça, je regrette vraiment pas.”
Il me propose de manger au restau U. La perspective d’une compagnie valable me fait céder, et me voilà pour une fois embarqué dans cette interminable file d’attente qui va me comprimer les lombaires en dévorant la majeure partie de notre pause de midi. Les nouvelles de nos anciens condisciples prises et données, la discussion dérive, fatalement, vers la raison de notre présence sur le campus, la biologie ; puis, comme toujours avec moi, de la biologie vers la neurobiologie, de la neurobiologie vers la conscience, de la conscience vers ses états modifiés, des états modifiés vers les manières de les atteindre.
Un peu décontenancé, il me propose d’avoir fini de remplir nos plateaux pour parler drogues loin des oreilles indiscrètes. Comme tu veux, mec, mais t’es à la fac maintenant, tu sais… L’IA des PNJ n’est programmée pour réagir que si tu les actionnes manuellement, et encore. Là, ici, tout de suite, tu pourrais te cramer sur place que l’administration mettrait deux ans pour étudier le problème, puis deux autres années à remplacer le matériel dégradé. Nous sommes des numéros et personne n’est là pour nous mettre les points sur les i, alors profites-en pour te comporter de la manière la plus irrationnelle possible… parce que si tu échappes au destin de SDF tu n’auras plus jamais cette liberté. Pourquoi tu crois que ça s’appelle des années de licence ?
Enfin attablés autour d’une cuisse de poulet qui est à elle seule une ode au végétarisme ou à la viande synthétique, je lui confie donc que le fait de réviser cinquante heures par semaine et deux semaines par an m’a amplement laissé l’occasion de procéder à mes propres travaux pratiques. Il me demande naïvement lesquels. J’ai du mal à imaginer que son visage rond et imberbe est celui du gars qui était en Terminale quand j’étais en 1ère. Faut croire que la prépa est vraiment une chambre froide, et le psychonautisme une Salle de l’Esprit et du Temps… Je décale mon plateau pour, mauvaise habitude qui a l’air de le faire tiquer, avoir en face de moi une chaise libre où foutre cavalièrement mes rangers. Y’a pas de pions ici, alors aucune raison de rester dans les cases. Tout n’est pas noir quand on est assez fou pour voir le bon côté de l’échec - tu devrais te prendre au jeu maintenant que c’est ton tour.
“Quoi ? Tu te drogues ? Toi ?” J’essaye de lui expliquer à quel point la drogue est un concept anthropologique occidental et moderne, qui n’a pas plus de réalité tangible que bien d’autres lubies de théologiens moins laïcs. F-X a un processeur à peu près fonctionnel, normalement, mais le logiciel a l’air d’avoir besoin d’une sacrée mise à jour. Ses objections, puis ses questions intéressées, déroulent les unes après les autres d’une manière parfaitement prévisible, terre-à-terre, comme un bon golem.
Combien j’en ai pris ? Je m’étire et commence à compter sur mes doigts. Une, deux, trois… Pause réglementaire à la fin de chaque famille, pour m’assurer que je n’en ai pas oubliée et pour reparcourir mentalement la liste des familles. Dans un coin de mon champ de vision, pourtant situé en-dehors du halo de mes lunettes, je le vois tressaillir quand deux mains ne suffisent pas, et encore une fois quand trois non plus, ni quatre d’ailleurs, ni cinq si on compte les surtaxées. Je retiens, comme toujours, un sourire en coin.
“Je savais même pas qu’il y en avait autant !” Oh, bien sûr que tu ne savais pas...
It’s not a story the Jedi would tell you. Il me demande les noms ; je lui réponds que je veux bien, mais qu’ils ne vont pour la plupart pas beaucoup l’avancer. En effet, je vois dans son regard effrayé que les suites de lettres et de chiffres ne signifient rien pour lui. D’habitude, j’en ris ; mais cette fois j’ai une soudaine épiphanie : le psychonautisme, c’est vraiment être un putain de hipster jusque dans sa manière de se percher.
Le voilà qui fait une tentative de revenir en terrain plus connu : “et parmi tout ça, c’est laquelle la drogue la plus dure, mais vraiment la plus dure, que tu aies pris ?
- C’est quoi, une drogue dure ?
- Bah, tu sais pas ce que c’est une drogue dure ?
- Non. Tu peux m’expliquer ?”
Silence gêné. J’ai lâché mon Socrate intérieur et c’est pas toujours une idée de génie. Si je ne veux pas qu’il recommence à parler de rock progressif, la balle est dans mon camp.
“Tu veux dire, la substance psychoactive la plus toxique par rapport à ses effets, et qui a l’addiction physique avec les pires symptômes de sevrage ?
- Oui, voilà !”
Je prends un moment de réflexion, juste par principe, et pour être sûr que les nouveaux venus dans la liste ne l’ont pas détrôné.
“L’alcool.”
Ouais, je sais, c’est légal. Les trois-quarts des molécules que je t’ai citées aussi, hein. Oui, complètement légales, tu peux les commander sur internet, payer par carte bancaire, recevoir ça dans ta boîte aux lettres, et pulvériser les frontières de la conscience ou de l’espace-temps, voire les deux à la fois. C’est ça, c’est le mot, c’est exactement le mot, c’est dingue. C’est complètement dingue. La folie est à portée de main et tu es le seul à pouvoir t’empêcher d’y plonger la tête la première. Comment je fais ? Bah, je préfère nager en surface, avec un peu de brasse coulée de temps à autre, tu vois ? C’est déjà pas mal, honnêtement. C’est déjà vraiment pas mal.
Et même si je reviens sur la plage, je saurai jusqu’au bout que cet océan sans limites est juste ici, qu’il suffit de se déchausser pour y tremper les pieds. Je verrai les passants marcher sur le sable comme si ces profondeurs inexplorées n’étaient pas là, et me regarder comme si j’étais un des leurs ; mais, si je l’ai un jour été, je ne le serai plus jamais, que je le veuille ou non. Quand on a lu toutes ces hallus, on peut délirer mais pas délire ; même dévoyées pas les dévoir, se décevoir mais pas désavoir.
La connaissance est irréversible.