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LES AFFECTS NARCISSIQUES
Les affects du narcissisme heureux se retrouvent dans une certaine satisfaction de soi-même, dans un sentiment d’intégrité et de dignité, de maîtrise et de possession de soi. Les affects du narcissisme malheureux sont marqués par une fausse satisfaction de soi-même, souvent excessive en prenant des attitudes prétentieuses de suffisance, d’arrogance.
Les points de focalisation du narcissisme
Tout peut être objet de fierté : fierté de son métier, de son art, de la beauté de son ou sa partenaire, de sa collection d’art contemporain, de sa petite ou grosse voiture, de ses performances intellectuelles ou sportives, de ses principes moraux, etc. A partir de là, on traitera des personnalités narcissiques, donc des individus exprimant leur narcissisme par une toute puissance de la pensée, qui affirme les pouvoirs du moi, de leur ego, et s’avère être une érotisation de la pensée. L’expression de leur narcissisme, de leur volonté à être, se fait aussi par l’attirance de la toute-puissance du langage à maîtriser le monde (dimension intellectuelle). Ce n’est pas par hasard si le livre sacré par excellence commence en disant qu’au commencement était le verbe. Le narcisse est un être orgueilleux qui se pense unique, incarné dans son image, dans le reflet de ses apparences, et qui ne rechigne nullement à être tête de turc, même s’il se sent d’une fragilité totale.
Un amoureux insatisfait
Le narcissisme aime. Il n’est pas incapable d’amour comme on le répète souvent. En fait il est insatisfait, d’abord et avant tout. L’insatisfaction vient paradoxalement de ce que les satisfactions reçues libèrent l’individu du désir. Or, c’est insupportable puisque le désir ne peut être que total (Narcisse veut tout ou rien, ici on retrouve la dimension morale du narcissisme, lorsque l’individu préfère renoncer à prendre un seul gâteau, s’il ne peut pas avoir le paquet tout entier comme il le désire). Il y a là une dimension lié aux idéaux de narcisse, il désire un objet absolu parce qu’idéalisé, et comme tout objet absolu ne se prend que dans son ensemble, dans sa totalité, narcisse se contente de l’idéaliser sans jamais réussir à le saisir, afin de l’unifier (disons que narcisse cherche à recoller les morceaux dans sa tête, et qu’atteindre cet objet idéal serait son ultime libération, son ultime jouissance). Ce désir est l’essence de son être, la source de ses illusions et de ses espérances, de ses motivations et ambitions. Ainsi narcisse est exposé à la frustration éternelle, parce qu’il n’atteindra jamais cet idéal absolu, qui n’existe que dans ses rêveries.
L’ascétisme en liens avec les idéaux, est une forme du narcissisme.
« L’ascétisme est serf de l’idéal » en effet. L’idéal ne vise qu’à reconstituer la fameuse unité perdue. Le narcissisme moral, quant à lui, qui prend les formes du messianisme politique par exemple, ou de l’idéalisation collective, correspond parfaitement à ces nécessités narcissiques d’exaltation et de sacrifice. Le tout ou rien, l’expansion et le retrait, tels sont les symptômes de l’agir narcissique. Le narcissisme est « toujours en dette envers l’idéal du moi », lorsque l’individu doit atteindre cet idéal en lui, pour se sentir fier de sa personne. En attendant d’atteindre cet idéal, en devenant qui il est, ne se sent pas coupable, mais son sentiment caché est la honte. Et sa honte ne se partage pas, d’où le fait de la masquer derrière des apparences.
Chers symptômes et nœuds narcissiques
La plupart des symptômes, fussent-ils gênants (traits de caractère égotiques, perversions, croyances) jouent un rôle de verrou par rapport à une déroute narcissique possible. Ainsi le narcissisme peut s’appuyer sur des forfaits ou des non-réussites, ou sur le refus de toute activité réaliste. Le personnage d’Oblomov, dans le roman de Gontcharov, s’installe dans une forme de vie d’allure infantile, ne fait rien de ses journées, refuse l’amour d’une jeune fille aimante, ne quitte guère son lit et se fait dorloter par une femme qui lui fait des petits plats : son narcissisme s’appuie sur un anti-idéal. Des choix ou des particularités personnelles qui ne sont pas considérés comme enviables peuvent constituer le cœur même du narcissisme : « J’aime l’horreur d’être vierge… » énonce l’Hérodiade de Mallarmé. On peut être fier d’activités délinquantes : le sujet ne dit pas « je suis un harceleur sexuel » mais « je suis un libertin ». Un autre, fièrement lui aussi : « je tiens bien l’alcool ». L’étrangeté des influences du narcissisme offre la capacité à supporter de façon masochiste des situations insupportables, par exemple de peser cent vingt kilos, et en être fier.
Comme toujours entre le normal et le pathologique, ou plutôt entre l’heureux et le malheureux, entre le dynamique et le statique, tout est affaire de degré. Il est impossible de détailler tous les registres dont le narcissisme peut s’emparer ; nous évoquerons seulement des éléments qui se manifestent dans le domaine sentimental, moral, social et le registre corporel.
L’EXPRESSION NARCISSIQUE DES SENTIMENTS
L’exaltation
L’individu ressent un sentiment de plénitude, une puissance noble, jouissive et omnipotente. Il a l’impression d’avoir un pouvoir décuplé, une toute-puissance sans limites. Intense ou plus mesurée, l’exaltation est l’affect narcissique positif par excellence et correspond à l’expérience d’une extension du moi. Mais le sentiment d’exaltation peut prendre des formes plus discrètes et finalement accompagner tout gain dans le domaine du narcissisme : toute perception d’un progrès du Moi s’accompagne de quelque chose qui s’apparente à cet affect plaisant.
La joie
La joie apparaît par exemple lors d’expériences de satisfaction ayant une certaine plénitude, ou lors de retrouvailles avec une personne aimée, lesquelles raniment un domaine du moi qui restait en sommeil, d’où un sentiment d’extension de celui-ci. Mais la reviviscence d’un objet interne enseveli (comme un souvenir ou un sentiment), rétabli dans sa fonction par une parole, une lettre, une phrase musicale, un livre, une pensé, peut s’accompagner de cette forme d’exaltation qu’est la joie. La joie pourrait être considérée comme l’affect correspondant à l’expérience d’une satisfaction pulsionnelle, laquelle étend le Moi, en correspondance avec un objet.
Le triomphe
Il s’agit de jubilation, et non de joie. Qu’il soit modeste ou éclatant, le triomphe résulte d’une emprise réussie sur un objet difficile à atteindre et conquis malgré lui, satisfaction narcissique liée à l’emprise victorieuse plus que satisfaction liée à un partage amoureux : « Je suis le plus fort » plutôt que « J’aime et je suis aimé ». Ce sentiment est proche de celui de l’exaltation.
Le sentiment océanique
Cette forme particulière d’exaltation est une sensation de planer en osmose avec son environnement, comme le fait simple et direct de la sensation de l’éternel. Ce sentiment religieux constitue une forme d’exaltation particulière dans laquelle le moi s’étend à la foule, à l’humanité, à la nature, à l’univers entier, à Dieu…
L’affirmation d’invulnérabilité
Il est une forme d’affirmation narcissique d’invulnérabilité que l’on voit à l’œuvre dans le registre phobique. La peur déclenchée par certaines situations, éventuellement potentiellement dangereuses – la conduite automobile par exemple – est niée et s’inverse par l’instauration d’un sentiment de toute-puissance qui conduit à des prises de risques parfois considérables. Cette inversion sous-tend ce qu’il est convenu d’appeler les conduites contraphobiques. Le sentiment d’exaltation qui accompagne cette affirmation de toute-puissance est souvent frappant… Freud illustre cette attitude par le leitmotiv : « Y peut rien t’arriver… », caractéristique de la « défense narcissique » organisée contre le sentiment de peur et d’impuissance de la phobie.
La dépersonnalisation
L’atteinte du narcissisme menace de désorganisation le fonctionnement psychique tel qu’il s’était équilibré jusque-là, ou, au-delà de la menace, produit un état plus ou moins marqué de dépersonnalisation au cours duquel le sujet éprouve une impression de gêne, d’étrangeté, ne se reconnaît plus tout à fait lui-même. Cet état peut être provoqué par tout changement conséquent (bon comme mauvais) dans la perception de soi-même. L’étudiant qui voit son nom sur la liste des candidats reçus à un concours important éprouve un sentiment étrange, il n’en croit pas ses yeux, se fait confirmer sa lecture. Tout heureux que soit ce changement, il atteint le narcissisme, dans une désorganisation fut-elle minime. La perception d’un accomplissement personnel est un état de dépersonnalisation modéré, et toute exaltation, extension et donc changement du moi, comporte une part de dépersonnalisation. S’il s’agit d’une impression de changement négatif, tout échec vécu comme une perte ou comme une humiliation, constituera une blessure narcissique, une sorte d’état traumatique, qui menace le psychisme dans son unité. Un aspect très particulier de ces moments de dépersonnalisation et d’angoisse peut être lié à l’établissement d’un état amoureux qui vient bousculer l’équilibre narcissique antécédent (comme se mettre en couple quand on était habitué au célibat).
Le vécu dépressif
Tout échec, toute humiliation subie par un individu est vécue comme une perte de substance qui l’atteint, et compromet chez lui le sentiment de son propre pouvoir, ce qui vient rendre dérisoire toute idée exaltante et joyeuse d’omnipotence. L’individu en éprouve un sentiment de restriction du moi, d’infériorité ou d’inexistence dans un manque à être. Cet affect de restriction du moi constitue un premier degré du vécu dépressif. La dépression, dont on a pu dire qu’elle était d’abord « dépression d’infériorité » est côtoyée trop souvent par les personnalités narcissiques. Faute de pouvoir entamer une forme de travail de deuil qui permet au sujet de se détacher de ce qui a été perdu et de combler la perte, le sujet va tout miser sur ce qui lui reste, sur l’ombre de ce qu’il a perdu (en se focalisant sur son désarroi et ses insatisfactions). Mais ce surinvestissement statique devient douloureux et vide le moi de son énergie, de sa libido, ce qui le restreint aux dimensions de la zone douloureuse. Certaines de ces ombres ou de ces reliques viennent hanter le corps même du sujet, soit sur un mode mineur, le sentiment d’un poids sur les épaules, soit en induisant un état hypocondriaque : d’où la conviction « d’avoir quelque chose », d’être malade.
Dans ses formes les plus lourdes, la dépression prend la forme de ce que la psychiatrie désigne comme « la mélancolie » ; les patients pris dans une telle situation psychique souffrent violemment, écrasés d’une douleur morale permanente, ils se sentent inférieurs, réduits à rien, sans valeur aucune, indignes ; ils sont habités par la honte, et ne pensent qu’à disparaître et risquent de tenter de se suicider (ce sentiment d’indignité est typique de la souffrance narcissique du sujet déprimé). Lorsque la mélancolie vire à l’état maniaque, l’affect de restriction du moi s’inverse en exaltation débordante et le sentiment d’infériorité en état de supériorité absolue. À ce moment-là, la représentation de l’objet devant laquelle le sujet se mortifiait, se prosternait comme devant une puissance tutélaire, devant son idéal, est assimilée au moi, rapatriant sur celui-ci la charge libidinale qui lui était consacrée. « Il se crée toujours un sentiment de triomphe quand quelque chose dans le moi coïncide avec l’idéal du moi », dit Freud en évoquant la manie : chez le maniaque moi et idéal du moi ont conflué, on assiste au retour en force de l’exaltation.
EN LIEN AVEC LA MORALE
L’honneur
Principe moral d'action qui porte une personne à avoir une conduite conforme à une norme sociale, et qui lui permette de jouir de l'estime d'autrui, et de garder le droit à sa dignité morale. Engagement, promesse auquel on ne peut manquer sans se déshonorer. Marque de respect, d'estime; manifestation extérieure qui rend témoignage de la considération, de l'admiration qu'on porte à une personne; privilège accordé à quelqu'un pour le distinguer.
La fierté de soi peut prendre une dimension morale, celle de l’honneur. L’honneur est une valeur narcissique par excellence. Comme la dignité, l’honneur est un bien précieux ; la notion implique un accord entre soi-même et le groupe social auquel on appartient, c’est une notion qui articule narcissisme et besoin de reconnaissance. L’honneur a des exigences considérables si l’on en juge par l’existence des duels d’autrefois, des « crimes d’honneur » d’aujourd’hui et du risque de suicide chez les personnes qui se sentent déshonorées.
La honte et la culpabilité
L’état de désorganisation lié à l’atteinte du narcissisme produit des affects différents selon son intensité et selon la façon dont le sujet la combat. Un exemple souvent donné par les psychanalystes est celui de la honte d’Ajax dans la pièce de Sophocle, honte qui le conduit au suicide. Ajax est d’un orgueil superbe qui en fait un exemple canonique de personnalité narcissique. C’est le triomphe ou la mort…parce que si la honte est intime, elle se lave en publique. À l’inverse la culpabilité est plus facilement relative, mesurée, c’est une partie du psychisme qui encoure les reproches de la part d’une autre, le conflit se déroule entre des instances, entre le moi et le surmoi, garant des exigences morales.
La rage narcissique
La rage narcissique est le pendant agressif de la honte, visant à rétablir dans son intégrité l’omnipotence entamée. L’angoisse de castration correspond à une menace, la blessure narcissique est vécue comme s’il y avait castration accomplie. Le capitaine Achab dans Moby Dick, poursuit implacablement la baleine blanche qui lui a pris sa jambe, c'est-à-dire une partie de lui-même. Il est des humiliations, des pertes, des rejets de la part de personnes très significatives, qui sont vécus comme des amputations d’une partie de soi-même ; ce qui vous a été retiré était nécessaire à votre complétude ; et celui qui vous a infligé cette perte doit être impitoyablement châtié, réduit en cendres. La rage narcissique est sous-tendue par une idée de vengeance, une soif de vengeance déclenchée par un tort réellement causé, ou simplement par une atteinte au narcissisme : se sentir méprisé, tourné en ridicule, subir un revers public ; toute situation pourvu qu’elle soit vécue de cette façon peut déclencher une fureur vengeresse.
Des épisodes de rage narcissique peuvent survenir dans différentes circonstances psychologiques, mais elles ne surviennent pas ex nihilo. Ils apparaissent nécessairement sur fond de souffrance narcissique, par exemple chez un homme qui a du mal à avoir confiance en lui malgré ses incontestables compétences professionnelles, facilement déprimé, qui a du mal à penser qu’il sera écouté s’il prend la parole en public et qui, de ce fait, restreint ses contacts sociaux, supportant mal le regard des autres qu’il anticipe toujours comme critique ou méprisant. Lorsqu’un tel sujet se sent négligé ou bafoué par une épouse ou une compagne sur laquelle il compte beaucoup – qu’il y ait matière à penser qu’il y a eu mépris ou non –, il peut entrer dans des états de rage très pénibles au cours desquels il peut perdre le contrôle de lui-même, casser tout chez lui et parfois maltraiter physiquement sa compagne. Il se justifiera, accusant son amie d’être la cause de ses accès de colère, et il détaillera les incidents où le comportement méprisant de sa femme qui aurait été manifeste, refusant d’admettre que c’est sa propre susceptibilité qui est en cause, et que sa réaction est de toute façon disproportionnée à ce qu’il a considéré comme un incident. S’il perçoit que c’est sa vulnérabilité qui est en cause, il éprouve une blessure narcissique de plus à se constater incapable de se contrôler. Il éprouve alors de la honte, et douloureusement…
Cependant dans la plupart des cas, la rage narcissique ne débouche pas sur un passage à l’acte, sur un comportement moteur, mais se borne à des expressions caractérielles, scènes, « coups de gueule », propos injustes, méprisants, acrimonieux ou violents et injurieux. Kohut en a même décrit une forme permanente, la rage narcissique chronique qui s’exprime dans une attitude constamment agressive, revendicative, harcelante, méprisante envers tous et contre tout, ne désarmant pas, sorte de guérilla permanente, préventive de toute éventualité de blessure. Il s’agit de ces gens toujours sur la défensive, qui pensent en devançant. La perception de cette vulnérabilité et des états de rage incontrôlables et pénibles auxquels elle conduit peut amener le sujet à des manœuvres qui visent à l’en protéger : conduites d’évitement relationnel, usages de toxiques comme l’alcool et autres stupéfiants. Certaines addictions sont ainsi déterminées par une rage narcissique potentielle dont le sujet cherche à se protéger.
L’indignation
Le sentiment d’indignation, au plan personnel, est soulevé par l’impression d’avoir été trahi, par le sentiment qu’une atteinte à sa propre dignité, autant dire à son narcissisme, a été commise. « Me faire cela, à moi ! » est le cri de l’indignation personnelle. C’est la forme civilisée de la rage narcissique, à moins que l’on ne définisse la rage narcissique comme le summum de l’indignation. Tout ce qui est vécu comme atteinte personnelle peut soulever de l’indignation, par exemple la mauvaise foi d’un argument, ou le fait d’être déjoué : « Le menteur à qui l’on retire son masque ressent la même indignation que si on le défigurait ». Mais cette atteinte à notre dignité peut être indirecte, liée au monde social. Ainsi selon Stendhal : « L’indignation est le déplaisir que nous cause l’idée du succès de celui que nous en jugeons indigne ». D’une façon moins égotiste, on peut se sentir touché dans sa dignité du fait d’une atteinte portée à un groupe social dont on fait partie, ou à des idéaux dans lesquels on se reconnaît.
EN LIEN AVEC LE SOCIAL - L’APPARENCE VISUELLE ET CORPORELLE, L’APPARTENANCE A UN GROUPE
Le corps et le narcissisme
L’investissement narcissique de l’apparence corporelle par exemple couvre un champ qui va du souci ordinaire de conserver un état de santé convenable, du souci de sa « ligne » et d’être convenablement vêtu, au body-building, au surinvestissement de la performance sportive et, dans un registre plus particulier, à toutes les formes de dysmorphophobies touchant le nez, les lèvres, les fesses, les seins, et pouvant conduire à des interventions de chirurgie esthétique itératives, jusqu’au registre de l’anorexie mentale avec sa menace sur la survie physique de l’individu. L’idée d’un excès de poids est érigée en maxime fondamentale et devient le cœur du système psychique qui vise à éteindre toute émotion et toute sexualité. Dans cette forme de narcissisme extinctif le sujet fait jouer le corps contre l’esprit, inversant à ses risques et périls, la formule de Tocqueville : « C’est l’âme qui apprend au corps l’art de se satisfaire. On ne peut négliger l’une jusqu’à un certain point, sans diminuer les moyens de satisfaire l’autre ». Il faut bien comprendre que le problème du narcissisme, c’est le corps, parce que le corps ne ment pas. Il y a aussi le fait que le corps porte les apparences, et que narcisse est très attaché à son image, à son esthétique.
Le dandysme
L’extrême coquetterie vestimentaire, l’investissement démesuré de la mode, du paraître, peut aller jusqu’au dandysme qui cherche à éviter tout risque affectif, toute possibilité d’orage émotionnel intérieur en créant de toutes pièces un personnage artificiel fondé sur l’apparence. C’est la vie psychique qu’il faut éteindre. Pour Brummel, exemple canonique du dandy, « Quotidiennement se rejoue pour lui le processus de chosification de son personnage. (…) dans la froideur il travaille à se rigidifier, s’amidonner, se pétrifier, se dévitaliser lui-même, se chosifier. (…) Dans le décor feutré et charmant de son appartement, le reflet du miroir lui renvoie l’image satisfaisante de l’artefact neutre qu’il peut lancer par le monde (…) et qu’il s’emploie à priver du sentiment, à vider de l’émotion. ». Forme étrange de narcissisme mis au service de la poursuite de l’extinction de tout monde interne, tout est misé sur les apparences dans un parfait et idéal conformisme vestimentaire, selon une mode ou une tendance particulière. Faut-il considérer les modes adolescentes excessives, « gothiques », les coiffures extravagantes, la surabondance de piercings ou de tatouages comme des formes actuelles du dandysme ? En tout cas il y a là une dynamique narcissique, de changer ses apparences jugées insatisfaisantes.
Le narcissisme social
Si faire partie d’un groupe social où il trouve sa place est de toute façon précieux pour le narcissisme de tout individu, certains sujets ne trouvent leur équilibre narcissique que par l’appartenance à un groupe. L’adhésion, voire l’abandon à l’idéal du moi commun de ce groupe, se substitue au surmoi individuel dont la pression s’amoindrit. La cohésion du moi se trouve assurée par la soumission aux normes du groupe. Dans le champ social, on rencontre fréquemment une forme particulière d’investissement narcissique, heureux ou pathétique, qui dépasse ce que nous venons de signaler : la valeur du sujet à ses propres yeux est essentiellement assurée par ses relations sociales, pourvu qu’elles soient considérées comme valorisantes, soit par leur nombre soit – surtout – par la notoriété, voire la célébrité des personnes rencontrées. On s’estime positivement si l’on estime positivement ses fréquentations. Certaines personnes pratiquent le name dropping, égrenant dans la conversation les noms des personnes importantes qu’elles connaissent, pour se faire valoir « j’ai serré la main du président de la République… », « et alors, qu’est-ce qu’on s’en fout… ».
Ainsi toute perte dans le carnet d’adresse est mal vécue, perçue comme une amputation. Ainsi faire partie d’un groupe ou sous-groupe social peut avoir une valeur véritablement vitale pour l’estime de soi. Appartenir à un tel cénacle peut constituer un soutien incomparable au narcissisme des fidèles – c’est ce qui se passe dans une secte –, en être évincé et perdre son Credo, peut constituer une blessure narcissique considérable. Et que dire des groupes d’adolescents qui communient dans une foi de même nature, qu’il s’agisse de rap, de sport ou de politique ? Être exclu de sa bande d’adolescents devrait être simplement triste, mais c’est bien souvent dramatique, voire tragique, selon l’importance du soutien narcissique que l’adolescent en question y trouvait.
L’engagement dans des activités humanitaires ou politiques, dans des idéologies diverses peut devenir si totalement nécessaire à l’équilibre de l’individu que celui-ci en arrive à perdre tout intérêt pour d’autres champs, à s’y enfermer et délaisser les relations affectives personnelles : « Le danger avec les amateurs de causes éternelles c’est qu’ils n’en voient pas d’autres. ». La nosographie psychiatrique d’autrefois les désignait comme des « idéalistes passionnés ».
Les affects du narcissisme heureux se retrouvent dans une certaine satisfaction de soi-même, dans un sentiment d’intégrité et de dignité, de maîtrise et de possession de soi. Les affects du narcissisme malheureux sont marqués par une fausse satisfaction de soi-même, souvent excessive en prenant des attitudes prétentieuses de suffisance, d’arrogance.
Les points de focalisation du narcissisme
Tout peut être objet de fierté : fierté de son métier, de son art, de la beauté de son ou sa partenaire, de sa collection d’art contemporain, de sa petite ou grosse voiture, de ses performances intellectuelles ou sportives, de ses principes moraux, etc. A partir de là, on traitera des personnalités narcissiques, donc des individus exprimant leur narcissisme par une toute puissance de la pensée, qui affirme les pouvoirs du moi, de leur ego, et s’avère être une érotisation de la pensée. L’expression de leur narcissisme, de leur volonté à être, se fait aussi par l’attirance de la toute-puissance du langage à maîtriser le monde (dimension intellectuelle). Ce n’est pas par hasard si le livre sacré par excellence commence en disant qu’au commencement était le verbe. Le narcisse est un être orgueilleux qui se pense unique, incarné dans son image, dans le reflet de ses apparences, et qui ne rechigne nullement à être tête de turc, même s’il se sent d’une fragilité totale.
Un amoureux insatisfait
Le narcissisme aime. Il n’est pas incapable d’amour comme on le répète souvent. En fait il est insatisfait, d’abord et avant tout. L’insatisfaction vient paradoxalement de ce que les satisfactions reçues libèrent l’individu du désir. Or, c’est insupportable puisque le désir ne peut être que total (Narcisse veut tout ou rien, ici on retrouve la dimension morale du narcissisme, lorsque l’individu préfère renoncer à prendre un seul gâteau, s’il ne peut pas avoir le paquet tout entier comme il le désire). Il y a là une dimension lié aux idéaux de narcisse, il désire un objet absolu parce qu’idéalisé, et comme tout objet absolu ne se prend que dans son ensemble, dans sa totalité, narcisse se contente de l’idéaliser sans jamais réussir à le saisir, afin de l’unifier (disons que narcisse cherche à recoller les morceaux dans sa tête, et qu’atteindre cet objet idéal serait son ultime libération, son ultime jouissance). Ce désir est l’essence de son être, la source de ses illusions et de ses espérances, de ses motivations et ambitions. Ainsi narcisse est exposé à la frustration éternelle, parce qu’il n’atteindra jamais cet idéal absolu, qui n’existe que dans ses rêveries.
L’ascétisme en liens avec les idéaux, est une forme du narcissisme.
« L’ascétisme est serf de l’idéal » en effet. L’idéal ne vise qu’à reconstituer la fameuse unité perdue. Le narcissisme moral, quant à lui, qui prend les formes du messianisme politique par exemple, ou de l’idéalisation collective, correspond parfaitement à ces nécessités narcissiques d’exaltation et de sacrifice. Le tout ou rien, l’expansion et le retrait, tels sont les symptômes de l’agir narcissique. Le narcissisme est « toujours en dette envers l’idéal du moi », lorsque l’individu doit atteindre cet idéal en lui, pour se sentir fier de sa personne. En attendant d’atteindre cet idéal, en devenant qui il est, ne se sent pas coupable, mais son sentiment caché est la honte. Et sa honte ne se partage pas, d’où le fait de la masquer derrière des apparences.
Chers symptômes et nœuds narcissiques
La plupart des symptômes, fussent-ils gênants (traits de caractère égotiques, perversions, croyances) jouent un rôle de verrou par rapport à une déroute narcissique possible. Ainsi le narcissisme peut s’appuyer sur des forfaits ou des non-réussites, ou sur le refus de toute activité réaliste. Le personnage d’Oblomov, dans le roman de Gontcharov, s’installe dans une forme de vie d’allure infantile, ne fait rien de ses journées, refuse l’amour d’une jeune fille aimante, ne quitte guère son lit et se fait dorloter par une femme qui lui fait des petits plats : son narcissisme s’appuie sur un anti-idéal. Des choix ou des particularités personnelles qui ne sont pas considérés comme enviables peuvent constituer le cœur même du narcissisme : « J’aime l’horreur d’être vierge… » énonce l’Hérodiade de Mallarmé. On peut être fier d’activités délinquantes : le sujet ne dit pas « je suis un harceleur sexuel » mais « je suis un libertin ». Un autre, fièrement lui aussi : « je tiens bien l’alcool ». L’étrangeté des influences du narcissisme offre la capacité à supporter de façon masochiste des situations insupportables, par exemple de peser cent vingt kilos, et en être fier.
Comme toujours entre le normal et le pathologique, ou plutôt entre l’heureux et le malheureux, entre le dynamique et le statique, tout est affaire de degré. Il est impossible de détailler tous les registres dont le narcissisme peut s’emparer ; nous évoquerons seulement des éléments qui se manifestent dans le domaine sentimental, moral, social et le registre corporel.
L’EXPRESSION NARCISSIQUE DES SENTIMENTS
L’exaltation
L’individu ressent un sentiment de plénitude, une puissance noble, jouissive et omnipotente. Il a l’impression d’avoir un pouvoir décuplé, une toute-puissance sans limites. Intense ou plus mesurée, l’exaltation est l’affect narcissique positif par excellence et correspond à l’expérience d’une extension du moi. Mais le sentiment d’exaltation peut prendre des formes plus discrètes et finalement accompagner tout gain dans le domaine du narcissisme : toute perception d’un progrès du Moi s’accompagne de quelque chose qui s’apparente à cet affect plaisant.
La joie
La joie apparaît par exemple lors d’expériences de satisfaction ayant une certaine plénitude, ou lors de retrouvailles avec une personne aimée, lesquelles raniment un domaine du moi qui restait en sommeil, d’où un sentiment d’extension de celui-ci. Mais la reviviscence d’un objet interne enseveli (comme un souvenir ou un sentiment), rétabli dans sa fonction par une parole, une lettre, une phrase musicale, un livre, une pensé, peut s’accompagner de cette forme d’exaltation qu’est la joie. La joie pourrait être considérée comme l’affect correspondant à l’expérience d’une satisfaction pulsionnelle, laquelle étend le Moi, en correspondance avec un objet.
Le triomphe
Il s’agit de jubilation, et non de joie. Qu’il soit modeste ou éclatant, le triomphe résulte d’une emprise réussie sur un objet difficile à atteindre et conquis malgré lui, satisfaction narcissique liée à l’emprise victorieuse plus que satisfaction liée à un partage amoureux : « Je suis le plus fort » plutôt que « J’aime et je suis aimé ». Ce sentiment est proche de celui de l’exaltation.
Le sentiment océanique
Cette forme particulière d’exaltation est une sensation de planer en osmose avec son environnement, comme le fait simple et direct de la sensation de l’éternel. Ce sentiment religieux constitue une forme d’exaltation particulière dans laquelle le moi s’étend à la foule, à l’humanité, à la nature, à l’univers entier, à Dieu…
L’affirmation d’invulnérabilité
Il est une forme d’affirmation narcissique d’invulnérabilité que l’on voit à l’œuvre dans le registre phobique. La peur déclenchée par certaines situations, éventuellement potentiellement dangereuses – la conduite automobile par exemple – est niée et s’inverse par l’instauration d’un sentiment de toute-puissance qui conduit à des prises de risques parfois considérables. Cette inversion sous-tend ce qu’il est convenu d’appeler les conduites contraphobiques. Le sentiment d’exaltation qui accompagne cette affirmation de toute-puissance est souvent frappant… Freud illustre cette attitude par le leitmotiv : « Y peut rien t’arriver… », caractéristique de la « défense narcissique » organisée contre le sentiment de peur et d’impuissance de la phobie.
La dépersonnalisation
L’atteinte du narcissisme menace de désorganisation le fonctionnement psychique tel qu’il s’était équilibré jusque-là, ou, au-delà de la menace, produit un état plus ou moins marqué de dépersonnalisation au cours duquel le sujet éprouve une impression de gêne, d’étrangeté, ne se reconnaît plus tout à fait lui-même. Cet état peut être provoqué par tout changement conséquent (bon comme mauvais) dans la perception de soi-même. L’étudiant qui voit son nom sur la liste des candidats reçus à un concours important éprouve un sentiment étrange, il n’en croit pas ses yeux, se fait confirmer sa lecture. Tout heureux que soit ce changement, il atteint le narcissisme, dans une désorganisation fut-elle minime. La perception d’un accomplissement personnel est un état de dépersonnalisation modéré, et toute exaltation, extension et donc changement du moi, comporte une part de dépersonnalisation. S’il s’agit d’une impression de changement négatif, tout échec vécu comme une perte ou comme une humiliation, constituera une blessure narcissique, une sorte d’état traumatique, qui menace le psychisme dans son unité. Un aspect très particulier de ces moments de dépersonnalisation et d’angoisse peut être lié à l’établissement d’un état amoureux qui vient bousculer l’équilibre narcissique antécédent (comme se mettre en couple quand on était habitué au célibat).
Le vécu dépressif
Tout échec, toute humiliation subie par un individu est vécue comme une perte de substance qui l’atteint, et compromet chez lui le sentiment de son propre pouvoir, ce qui vient rendre dérisoire toute idée exaltante et joyeuse d’omnipotence. L’individu en éprouve un sentiment de restriction du moi, d’infériorité ou d’inexistence dans un manque à être. Cet affect de restriction du moi constitue un premier degré du vécu dépressif. La dépression, dont on a pu dire qu’elle était d’abord « dépression d’infériorité » est côtoyée trop souvent par les personnalités narcissiques. Faute de pouvoir entamer une forme de travail de deuil qui permet au sujet de se détacher de ce qui a été perdu et de combler la perte, le sujet va tout miser sur ce qui lui reste, sur l’ombre de ce qu’il a perdu (en se focalisant sur son désarroi et ses insatisfactions). Mais ce surinvestissement statique devient douloureux et vide le moi de son énergie, de sa libido, ce qui le restreint aux dimensions de la zone douloureuse. Certaines de ces ombres ou de ces reliques viennent hanter le corps même du sujet, soit sur un mode mineur, le sentiment d’un poids sur les épaules, soit en induisant un état hypocondriaque : d’où la conviction « d’avoir quelque chose », d’être malade.
Dans ses formes les plus lourdes, la dépression prend la forme de ce que la psychiatrie désigne comme « la mélancolie » ; les patients pris dans une telle situation psychique souffrent violemment, écrasés d’une douleur morale permanente, ils se sentent inférieurs, réduits à rien, sans valeur aucune, indignes ; ils sont habités par la honte, et ne pensent qu’à disparaître et risquent de tenter de se suicider (ce sentiment d’indignité est typique de la souffrance narcissique du sujet déprimé). Lorsque la mélancolie vire à l’état maniaque, l’affect de restriction du moi s’inverse en exaltation débordante et le sentiment d’infériorité en état de supériorité absolue. À ce moment-là, la représentation de l’objet devant laquelle le sujet se mortifiait, se prosternait comme devant une puissance tutélaire, devant son idéal, est assimilée au moi, rapatriant sur celui-ci la charge libidinale qui lui était consacrée. « Il se crée toujours un sentiment de triomphe quand quelque chose dans le moi coïncide avec l’idéal du moi », dit Freud en évoquant la manie : chez le maniaque moi et idéal du moi ont conflué, on assiste au retour en force de l’exaltation.
EN LIEN AVEC LA MORALE
L’honneur
Principe moral d'action qui porte une personne à avoir une conduite conforme à une norme sociale, et qui lui permette de jouir de l'estime d'autrui, et de garder le droit à sa dignité morale. Engagement, promesse auquel on ne peut manquer sans se déshonorer. Marque de respect, d'estime; manifestation extérieure qui rend témoignage de la considération, de l'admiration qu'on porte à une personne; privilège accordé à quelqu'un pour le distinguer.
La fierté de soi peut prendre une dimension morale, celle de l’honneur. L’honneur est une valeur narcissique par excellence. Comme la dignité, l’honneur est un bien précieux ; la notion implique un accord entre soi-même et le groupe social auquel on appartient, c’est une notion qui articule narcissisme et besoin de reconnaissance. L’honneur a des exigences considérables si l’on en juge par l’existence des duels d’autrefois, des « crimes d’honneur » d’aujourd’hui et du risque de suicide chez les personnes qui se sentent déshonorées.
La honte et la culpabilité
L’état de désorganisation lié à l’atteinte du narcissisme produit des affects différents selon son intensité et selon la façon dont le sujet la combat. Un exemple souvent donné par les psychanalystes est celui de la honte d’Ajax dans la pièce de Sophocle, honte qui le conduit au suicide. Ajax est d’un orgueil superbe qui en fait un exemple canonique de personnalité narcissique. C’est le triomphe ou la mort…parce que si la honte est intime, elle se lave en publique. À l’inverse la culpabilité est plus facilement relative, mesurée, c’est une partie du psychisme qui encoure les reproches de la part d’une autre, le conflit se déroule entre des instances, entre le moi et le surmoi, garant des exigences morales.
La rage narcissique
La rage narcissique est le pendant agressif de la honte, visant à rétablir dans son intégrité l’omnipotence entamée. L’angoisse de castration correspond à une menace, la blessure narcissique est vécue comme s’il y avait castration accomplie. Le capitaine Achab dans Moby Dick, poursuit implacablement la baleine blanche qui lui a pris sa jambe, c'est-à-dire une partie de lui-même. Il est des humiliations, des pertes, des rejets de la part de personnes très significatives, qui sont vécus comme des amputations d’une partie de soi-même ; ce qui vous a été retiré était nécessaire à votre complétude ; et celui qui vous a infligé cette perte doit être impitoyablement châtié, réduit en cendres. La rage narcissique est sous-tendue par une idée de vengeance, une soif de vengeance déclenchée par un tort réellement causé, ou simplement par une atteinte au narcissisme : se sentir méprisé, tourné en ridicule, subir un revers public ; toute situation pourvu qu’elle soit vécue de cette façon peut déclencher une fureur vengeresse.
Des épisodes de rage narcissique peuvent survenir dans différentes circonstances psychologiques, mais elles ne surviennent pas ex nihilo. Ils apparaissent nécessairement sur fond de souffrance narcissique, par exemple chez un homme qui a du mal à avoir confiance en lui malgré ses incontestables compétences professionnelles, facilement déprimé, qui a du mal à penser qu’il sera écouté s’il prend la parole en public et qui, de ce fait, restreint ses contacts sociaux, supportant mal le regard des autres qu’il anticipe toujours comme critique ou méprisant. Lorsqu’un tel sujet se sent négligé ou bafoué par une épouse ou une compagne sur laquelle il compte beaucoup – qu’il y ait matière à penser qu’il y a eu mépris ou non –, il peut entrer dans des états de rage très pénibles au cours desquels il peut perdre le contrôle de lui-même, casser tout chez lui et parfois maltraiter physiquement sa compagne. Il se justifiera, accusant son amie d’être la cause de ses accès de colère, et il détaillera les incidents où le comportement méprisant de sa femme qui aurait été manifeste, refusant d’admettre que c’est sa propre susceptibilité qui est en cause, et que sa réaction est de toute façon disproportionnée à ce qu’il a considéré comme un incident. S’il perçoit que c’est sa vulnérabilité qui est en cause, il éprouve une blessure narcissique de plus à se constater incapable de se contrôler. Il éprouve alors de la honte, et douloureusement…
Cependant dans la plupart des cas, la rage narcissique ne débouche pas sur un passage à l’acte, sur un comportement moteur, mais se borne à des expressions caractérielles, scènes, « coups de gueule », propos injustes, méprisants, acrimonieux ou violents et injurieux. Kohut en a même décrit une forme permanente, la rage narcissique chronique qui s’exprime dans une attitude constamment agressive, revendicative, harcelante, méprisante envers tous et contre tout, ne désarmant pas, sorte de guérilla permanente, préventive de toute éventualité de blessure. Il s’agit de ces gens toujours sur la défensive, qui pensent en devançant. La perception de cette vulnérabilité et des états de rage incontrôlables et pénibles auxquels elle conduit peut amener le sujet à des manœuvres qui visent à l’en protéger : conduites d’évitement relationnel, usages de toxiques comme l’alcool et autres stupéfiants. Certaines addictions sont ainsi déterminées par une rage narcissique potentielle dont le sujet cherche à se protéger.
L’indignation
Le sentiment d’indignation, au plan personnel, est soulevé par l’impression d’avoir été trahi, par le sentiment qu’une atteinte à sa propre dignité, autant dire à son narcissisme, a été commise. « Me faire cela, à moi ! » est le cri de l’indignation personnelle. C’est la forme civilisée de la rage narcissique, à moins que l’on ne définisse la rage narcissique comme le summum de l’indignation. Tout ce qui est vécu comme atteinte personnelle peut soulever de l’indignation, par exemple la mauvaise foi d’un argument, ou le fait d’être déjoué : « Le menteur à qui l’on retire son masque ressent la même indignation que si on le défigurait ». Mais cette atteinte à notre dignité peut être indirecte, liée au monde social. Ainsi selon Stendhal : « L’indignation est le déplaisir que nous cause l’idée du succès de celui que nous en jugeons indigne ». D’une façon moins égotiste, on peut se sentir touché dans sa dignité du fait d’une atteinte portée à un groupe social dont on fait partie, ou à des idéaux dans lesquels on se reconnaît.
EN LIEN AVEC LE SOCIAL - L’APPARENCE VISUELLE ET CORPORELLE, L’APPARTENANCE A UN GROUPE
Le corps et le narcissisme
L’investissement narcissique de l’apparence corporelle par exemple couvre un champ qui va du souci ordinaire de conserver un état de santé convenable, du souci de sa « ligne » et d’être convenablement vêtu, au body-building, au surinvestissement de la performance sportive et, dans un registre plus particulier, à toutes les formes de dysmorphophobies touchant le nez, les lèvres, les fesses, les seins, et pouvant conduire à des interventions de chirurgie esthétique itératives, jusqu’au registre de l’anorexie mentale avec sa menace sur la survie physique de l’individu. L’idée d’un excès de poids est érigée en maxime fondamentale et devient le cœur du système psychique qui vise à éteindre toute émotion et toute sexualité. Dans cette forme de narcissisme extinctif le sujet fait jouer le corps contre l’esprit, inversant à ses risques et périls, la formule de Tocqueville : « C’est l’âme qui apprend au corps l’art de se satisfaire. On ne peut négliger l’une jusqu’à un certain point, sans diminuer les moyens de satisfaire l’autre ». Il faut bien comprendre que le problème du narcissisme, c’est le corps, parce que le corps ne ment pas. Il y a aussi le fait que le corps porte les apparences, et que narcisse est très attaché à son image, à son esthétique.
Le dandysme
L’extrême coquetterie vestimentaire, l’investissement démesuré de la mode, du paraître, peut aller jusqu’au dandysme qui cherche à éviter tout risque affectif, toute possibilité d’orage émotionnel intérieur en créant de toutes pièces un personnage artificiel fondé sur l’apparence. C’est la vie psychique qu’il faut éteindre. Pour Brummel, exemple canonique du dandy, « Quotidiennement se rejoue pour lui le processus de chosification de son personnage. (…) dans la froideur il travaille à se rigidifier, s’amidonner, se pétrifier, se dévitaliser lui-même, se chosifier. (…) Dans le décor feutré et charmant de son appartement, le reflet du miroir lui renvoie l’image satisfaisante de l’artefact neutre qu’il peut lancer par le monde (…) et qu’il s’emploie à priver du sentiment, à vider de l’émotion. ». Forme étrange de narcissisme mis au service de la poursuite de l’extinction de tout monde interne, tout est misé sur les apparences dans un parfait et idéal conformisme vestimentaire, selon une mode ou une tendance particulière. Faut-il considérer les modes adolescentes excessives, « gothiques », les coiffures extravagantes, la surabondance de piercings ou de tatouages comme des formes actuelles du dandysme ? En tout cas il y a là une dynamique narcissique, de changer ses apparences jugées insatisfaisantes.
Le narcissisme social
Si faire partie d’un groupe social où il trouve sa place est de toute façon précieux pour le narcissisme de tout individu, certains sujets ne trouvent leur équilibre narcissique que par l’appartenance à un groupe. L’adhésion, voire l’abandon à l’idéal du moi commun de ce groupe, se substitue au surmoi individuel dont la pression s’amoindrit. La cohésion du moi se trouve assurée par la soumission aux normes du groupe. Dans le champ social, on rencontre fréquemment une forme particulière d’investissement narcissique, heureux ou pathétique, qui dépasse ce que nous venons de signaler : la valeur du sujet à ses propres yeux est essentiellement assurée par ses relations sociales, pourvu qu’elles soient considérées comme valorisantes, soit par leur nombre soit – surtout – par la notoriété, voire la célébrité des personnes rencontrées. On s’estime positivement si l’on estime positivement ses fréquentations. Certaines personnes pratiquent le name dropping, égrenant dans la conversation les noms des personnes importantes qu’elles connaissent, pour se faire valoir « j’ai serré la main du président de la République… », « et alors, qu’est-ce qu’on s’en fout… ».
Ainsi toute perte dans le carnet d’adresse est mal vécue, perçue comme une amputation. Ainsi faire partie d’un groupe ou sous-groupe social peut avoir une valeur véritablement vitale pour l’estime de soi. Appartenir à un tel cénacle peut constituer un soutien incomparable au narcissisme des fidèles – c’est ce qui se passe dans une secte –, en être évincé et perdre son Credo, peut constituer une blessure narcissique considérable. Et que dire des groupes d’adolescents qui communient dans une foi de même nature, qu’il s’agisse de rap, de sport ou de politique ? Être exclu de sa bande d’adolescents devrait être simplement triste, mais c’est bien souvent dramatique, voire tragique, selon l’importance du soutien narcissique que l’adolescent en question y trouvait.
L’engagement dans des activités humanitaires ou politiques, dans des idéologies diverses peut devenir si totalement nécessaire à l’équilibre de l’individu que celui-ci en arrive à perdre tout intérêt pour d’autres champs, à s’y enfermer et délaisser les relations affectives personnelles : « Le danger avec les amateurs de causes éternelles c’est qu’ils n’en voient pas d’autres. ». La nosographie psychiatrique d’autrefois les désignait comme des « idéalistes passionnés ».