Ma femme adore les jonquilles. La plupart des années, elles poussent juste pour son anniversaire : je vais lui en cueillir une, le jour-même, sur le talus du sentier qui mène à la ville par-derrière, en contournant la rocade saturée par le sac et le ressac des flux périurbains. J'ai toujours un instant d'hésitation avant de la couper... Et si tout le monde faisait pareil ? Que resterait-il de ce parterre de jonquilles qui ressuscite miraculeusement d'une fin d'hiver à l'autre ? Pas grand-chose, probablement. Mais bon, après tout, combien de gens ont une femme qui adore les jonquilles, et qui est née juste pour leur floraison ? Pas tout le monde, me dis-je, pas tout le monde. Et surtout, combien de gens dans ce cas-là vont lui en cueillir une le jour-même ? Combien de gens connaissent ce sentier, et le talus de ce sentier, et savent qu'y fleurissent les jonquilles ? Pas grand-monde, peut-être, plus grand-monde en tout cas, pour le meilleur ou pour le pire... Plus grand-monde.
Au fond, je me donne juste bonne conscience, hein. Tout comme je me donne bonne conscience en remerciant la jonquille que je cueille, tout comme je me donne bonne conscience en appelant ce sentier, et les autres sentiers, par leur vrai nom. Leur nom ancien, qui n'a jamais été écrit ailleurs que dans un vieux registre des archives départementales. Le nom que ne prononcent plus que quelques vieux qui n'ont plus toute leur tête, et un nombre encore plus réduit de jeunes comme moi qui ne l'ont jamais complètement eue. Leur nom dans une langue à moitié vivante que certains voudraient voir déjà morte ; et que d'autres disent déjà, par avance, n’avoir jamais existé. Elle existe. J'en suis témoin, ainsi que les mots de remerciement de ma femme et les chants de nos enfants.