Petite histoire , troublante de « L’enthéobotanique » :
En 1967 quand le paléontologue Yves Coppens et son équipe découvrirent en Ethiopie le squelette d’une Australopithèque, ils la baptisèrent Lucie à cause d’une chanson des Beatles diffusée sans cesse à la radio. Cette rengaine, Lucy in the Sky with Diamonds faisait directement allusion au LSD, la drogue hallucinogène la plus puissante jamais inventée . L’association, Lucie et le LSD, née du hasard ou d’un retour du refoulé collectif (?), aurait valeur d’oracle… En effet, une discipline scientifique flambant neuve, l’enthéobotanique allait poser une question fondamentale : à l’aube de l’humanité, le phénomène religieux ou spirituel a-t-il pu naître de la consommation de drogues hallucinogènes naturelles, et précisément de champignons ?
En d’autres mots, après Galilée, Darwin et Freud, un certain Wasson a-t-il déclenché ce qui pourrait devenir une quatrième révolution copernicienne ?
Le 10 juin 1957, Life Magazine publie un article de 17 pages d’un Américain alors inconnu, Robert Gordon WASSON, intitulé Seeking the Magic Mushroom. C’est une bombe à retardement dont l’onde de choc se mesure aujourd’hui seulement.
Depuis une trentaine d’années, Wasson et son épouse russe (Valentina Pavlovna) s’étaient pris de passion pour les champignons dans leurs manifestations culturelles, et plus encore pour les espèces hallucinogènes. Leur papier dans Life Magazine relate leur (re-) découverte en juin 1955 de l’utilisation de champignons hallucinogènes dans un village indien des lointaines montagnes de l’Etat d’Oaxaca, au Mexique. Les Wasson décrivent un culte d’adoration des champignons tout empreint d’un syncrétisme religieux mêlant des éléments chrétiens au substrat indien. Ils assistent, et participent en absorbant eux aussi des psilocybes, à plusieurs veladas (scènes de voyance thérapeutique par les champignons) sous la conduite d’une curandera (« guérisseuse ») qui connaîtra une célébrité involontaire, la Mazatèque Maria Sabina. Le grand mycologue Roger Heim, alors directeur du Museum d’Histoire Naturelle de Paris, accompagne Wasson et identifie plusieurs espèces nouvelles de champignons, comme le Psilocybe Aztecorum Heim.
Toujours en 1957, les éditions Pantheon Books éditent le premier livre de Wasson, à savoir l’ouvrage fondateur d’une discipline neuve, l’ethnomycologie (qui deviendra l’enthéobotanique) : Mushrooms, Russia and History .
L’article de juin 57 et le livre déclenchent un intérêt pour les champignons hallucinogènes qui s’amplifiera sans cesse. La CIA s’en sert pour pratiquer des expériences sur « cobayes » involontaires, avec des objectifs militaires. Les sixties voient l’explosion de la consommation des drogues dites « psychédéliques » et les mesures d’interdiction qui suivent. Les milieux « psy » s’y intéressent dans un but thérapeutique. Sans omettre le très médiatique Timothey Leary qui, tout farfelu qu’il fût, soulève de beaux lièvres : « Les drogues sont la religion du XXIme siècle », « Nous considérons le LSD de la même façon qu’un prêtre catholique considère une hostie », « le royaume des cieux est en vous », etc
Dix ans plus tard, R.G. Wasson expose une de ses thèses les plus fondamentales et qui ne laisse aujourd’hui plus aucun doute ; elle est particulièrement convaincante car très solidement argumentée : le fameux Soma de l’Inde védique, cette plante « enivrante » et breuvage d’immortalité célébré dans les hymnes du Rig Véda était un champignon : l’Amanite tue-mouches (Amanita muscaria). Cet agaric, connu de tous, s’avère psychotrope et hallucinogène. Au départ de cette découverte, Wasson produit une série de travaux plus pertinents les uns que les autres.
Ce champignon qui vit en association mycorhizale (cqfd, comme 80% du regne mycologique, issu de fructification par symbiotisme des mycorhises –voir JM.PELT) avec bouleaux et conifères était (est encore) utilisé dans le chamanisme des peuples paléo-asiates. L’ethnographie avait décrit son emploi, en Sibérie orientale par exemple. Ainsi les alcaloïdes du champignon ne sont pas détruits par le métabolisme du corps humain et leurs propriétés hallucinogènes se retrouvent dans l’urine, qui était donc bue pour récupérer l’effet psychotrope. Cet usage a pu naître de l’observation d’animaux consommateurs d’amanites, surtout les rennes très gourmands de l’urine de leurs semblables. Cependant, les hommes durent aussi bien connaître les champignons par la pratique de la cueillette, pour se nourrir, et l’apprentissage par essai erreur.
C’est au départ de l’Eurasie préhistorique, avec ses forêts de bouleaux, et des populations paléo-asiates que l’Amanite tue-mouches est devenue l’ « herbe d’immortalité » des populations proto-indo-européennes ; ensuite dans l’Inde védique, elle a fait l’objet d’un culte. Mais par le déplacement des peuples plus vers le sud, l’Amanita muscaria s’est faite rare et seul son souvenir s’est transmis par l’oralité, puis dans l’écriture, bien que fortement métaphorisé (les Védas). La plante merveilleuse a été remplacée par des substituts botaniques ; d’autres plantes ont donc servi de Soma.
A la même époque la Chine connaît un « champignon d’immortalité » appelé Ling chih. De même dans l’ancienne Perse, le Soma est devenu l’ Haoma, célébré dans l’Avesta, dont la plante psychotrope de base fut probablement Peganum harmala L. (une variété de rue, IMAO harmine harmaline , indoles et substitués). Les Manichéens ont dû être au courant de cette tradition ; et Saint Augustin condamnera plus tard les champignons.
Les mondes grec puis romain nomment les champignons respectivement brôma theôn et cibus deorum, la « nourriture des dieux ». Qui ne connaît l’ambroisie ? « Le phallus de Dionysos est hallucinogène. Sa nature est proche de celle du champignon, du parasite, de l’herbe toxique qu’on ramasse dans le creux du thyrse. » écrit Robert Calasso. En effet, les premiers cultes de Dionysos reposeraient sur la consommation de l’Amanite tue-mouches. Les religions à mystères ont aussi leur boisson psychotrope. Ainsi les Mystères d’Eleusis font intervenir une potion, le kykeon, à base de céréales ou de plantes herbacées contaminées par un champignon parasite que l’on appelle génériquement l’ergot du seigle ( Claviceps purpurea) qui a des propriétés hallucinogènes puisque sa principale composante psychoactive est très proche du célèbre LSD 25.
--note perso-- Faux il s’ agit ici de l’ ivraie ennivrante , »lolium temulentum » citée dans la bible sous le nom de « zizanie » car semée dans les champs de blé par lucifer, la nuit. Dessus poussait un autre claviceps , mais pas le purpurera (acide lysergique). Ce parasite aujourdhui disparu (meme si quelques conservatoires et passionnés conservent la plante) par les campagnes d’éradication et arrachage de la plantes pendant 200 ans , depuis 500 ans…
Wasson conjecture, à l’aide d’une remarquable argumentation – notamment linguistique – que l’Amanite tue-mouches fut aussi utilisée pendant des siècles sans écriture ,voire des millénaires, en Europe. Conjecture considérablement renforcée aujourd’hui, entre autres par des découvertes archéologiques. En Catalogne, un gisement ibère de l’âge du bronze (Mas Castellar) comporte des traces de l’utilisation de l’ergot du seigle. L’homme de Similaun (IVme millénaire av. J.C.), trouvé congelé dans les Hautes Alpes, portait sur lui des champignons psilocybes. Wasson défend l’idée que les peuples européens sont classables suivant une dichotomie qui les partage en populations mycophiles (les Slaves, les Méditerranéens, …) et mycophobes (le monde anglo-saxon qui voit tout champignon comme un toadstool, « tabouret de crapaud »). La mycophobie est née du tabou qu’ont fait peser les autorités religieuses sur ce savoir millénaire devenu ésotérique, en transformant le champignon en un élément chtonien, pervers (de par son aspect phallique), maléfique (à cause des visions qu’il induit), et pour tout dire l’assimile à satan et au monde démoniaque. Bien des traces de cela persistent : dans les cultures populaires – éléments linguistiques et folkloriques qui associent l’Amanite tue-mouches aux crapauds, insectes, serpents, à la folie - et peut-être dans la culture savante et secrète, telle l’alchimie. D’aucuns voient, comme avatar récent du phénomène, la sorcellerie médiévale où les plantes psychotropes sont essentiellement des Solanacées : mandragore, belladone, stramoine, jusquiame, … Curieux anathème , l’Amanita muscaria fut considérée comme mortelle, même dans les livres de mycologie ! ; alors qu’il n’en est rien, bien que son absorption reste fortement déconseillée car sa consommation réclame des techniques de préparation spécifiques. Un psychotrope naturel condense une très longue recherche empirique et expérimentale de ses anciens « initiés ».
Le même culte a atteint le Nouveau Monde il y a quelque 15 000 ans par le détroit de Behring. Le chamanisme des Amériques dérive du modèle des chasseurs paléo-sibériens et l’usage des plantes psychotropes dans le chamanisme américain est un héritage paléolithique du Vieux Continent. Wasson et ses collaborateurs étudient exhaustivement le phénomène des champignons hallucinogènes méso-américains (Mexique, etc), surtout les psilocybes. En nahuatl, une langue indienne du Mexique, les champignons sont nommés teo-nanácatl , littéralement « chair de(s) dieu(x) » ; étonnante analogie avec le langage de l’eucharistie chrétienne : « Prenez et mangez ceci est mon corps ». Leur consommation rituelle retrouvée par Wasson est un véritable phénomène fossile populaire de ce que l’Ancien Monde avait pratiqué depuis l’époque préhistorique – et que plus tard la religion officielle a refoulé. En fin de parcours, Wasson met en évidence l’utilisation de l’Amanite tue-mouches chez les Indiens d’Amérique du Nord (Ahnishinaubeg, Ojibway, …). S’il n’a pas enquêté en Afrique, on sait néanmoins que le phénomène fut présent ; par exemple, à travers l’art pariétal préhistorique : les peintures et gravures des Tassili (Algérie, Libye, …) révèlent un chamanisme lié à des champignons il y a 5 à 8000 ans.
En écho à cette cascade de découvertes, Robert Wasson émet plusieurs hypothèses qui valent toutes qu’on s’y attarde attentivement. L’Amanita muscaria pourrait être le premier hallucinogène de l’humanité, celui qui s’est répandu sous de multiples avatars, jusque finalement au vin rituel. Le vieil adage in vino veritas contient peut-être une vérité plus profonde qu’on ne l’imagine… Dans La Montagne magique, Thomas Mann a écrit : « Mais de tout temps l’homme, avide de grands sentiments, a disposé d’un moyen de s’enivrer et de s’enthousiasmer qui lui-même est un des dons classiques de la vie, qui porte le caractère du simple et de la sainteté, un remède de grand format, si je puis dire, le vin, un présent divin aux hommes comme l’ont déjà dit les anciens peuples humanistes, l’invention philanthropique d’un dieu auquel est en quelque sorte liée la civilisation, permettez-moi de le rappeler. Car, ne dit-on pas que c’est grâce à l’art de planter la vigne et de presser le raisin que l’homme est sorti de son état de sauvagerie, a conquis la civilisation. »
Peu importe qu’il s’agisse du premier hallucinogène comme tel ! Mais le bouleau et l’Amanite tue-mouches semblent fondateurs d’un mythe , à l’origine bien réel. Et Wasson de recouper de très nombreuses cultures et civilisations où Arbre de Vie, Pilier du Monde (Axis mundi), Arbre Cosmique, Arbre de la Connaissance, … sont tous des variations du même thème ; ainsi que l’Herbe de Vie, la Plante d’Immortalité, le Fruit Défendu, … qui leur sont immanquablement associés. Ainsi le chamanisme primitif laisse son empreinte dans les religions. Et Wasson voit dans l’épisode de la Genèse – celui des arbres du paradis et du fruit défendu – un écho du même archétype sous sa métamorphose proche-orientale. Comme Eau de Vie, Nourriture divine, Boisson d’Immortalité, ambroisie, … sont des doublets du Soma védique, qu’on retrouve entre autres dans les mystères orphiques et les saintes agapes.
L’« ivresse » provoquée par l’Amanite fut comprise comme la manifestation de pouvoirs divins. Parmi les molécules que contient l’Amanita muscaria, c’est avant tout le muscimol et, dans une moindre mesure, la muscazone, issus de l’acide iboténique que contient le champignon, qui s’avèrent les principaux responsables des propriétés psychotropes.Le muscimol arbore une structure chimique très proche d’une molécule naturellement présente dans le cerveau : l’acide amino-butyrique.
Jadis interprétées comme l’œuvre du surnaturel, les hallucinations et l’action des drogues ont été étudiées par la neurobiologie. Jean-Pierre Changeux écrit : « Du buisson ardent aux plus récentes apparitions de la Vierge, les religions ont souvent retenu ces « faits de conscience » comme révélations de forces surnaturelles. Les hallucinations ont, en réalité, une solide base biologique.» Entre 1950 et 1980 environ, des découvertes majeures ont été réalisées. D’abord la mise à jour de la structure indolique dans les composés psychotropes. Ensuite la structure moléculaire des principes actifs des plantes hallucinogènes qui s’avère très proche de certaines hormones du cerveau (neurotransmetteurs). Un exemple : la psilocybine, qui est présente dans une centaine de champignons hallucinogènes – dont les éponymes psilocybes – est une variante de la diméthyltryptamine, et la tryptamine (dérivé d’un acide aminé essentiel, le tryptophane) compose la base d’un neurotransmetteur : la sérotonine. Autre cas : la mescaline, proche de l’adrénaline, etc. Etonnantes parentés auxquelles s’est ajoutée la découverte des « serrures » cérébrales, en l’occurrence les neurorécepteurs avec lesquels peuvent réagir des molécules hallucinogènes des plantes, du fait de leur ressemblance structurale avec certains neurotransmetteurs. Mais qui plus est, on a découvert que le cerveau humain secrète naturellement, par exemple, de la diméthyltryptamine, une des substances hallucinogènes de l’ayahuasca (le yagé). D’où naît l’idée que des drogues existent sous forme latente dans le cerveau - drogues que les états de conscience modifiés activeraient. En outre, les chercheurs ont constaté que toutes les drogues augmentent la quantité de dopamine disponible dans le « circuit de la récompense » cérébral, d’où l’effet euphorique de ces substances.
Des hypothèses passionnantes découlent de ces découvertes. Les humains auraient pu subir des mutations suite à une consommation, d’abord accidentelle, de drogues psycho-actives – d’où ces mythes universels de fruits qui ouvrent les portes d’un Autre monde ou de la Connaissance suprême . Il est très probable en tout cas que des aliments végétaux aient joué un rôle dans l’évolution des espèces - évolution qui a produit, on le sait, des bonds parfois aussi subits qu’importants, par des effets de constituants végétaux sur les tissus animaux. Mais encore, ces fameux champignons auraient pu stimuler notre activité cérébrale en développant ou accélérant des aptitudes mentales spécifiquement humaines, comme notre capacité d’un langage verbal et d’une symbolique – jusqu’à stimuler ce qui nous distingue des autres animaux : la conscience.
Et enfin – et il s’agit peut-être de l’idée la plus passionnante – Wasson , en point d’orgue, soulève une ultime question : le sentiment religieux a-t-il pu naître de l’usage même du champignon, ou en tout cas des premières drogues naturelles hallucinogènes ? Pour le dire sans détour, l’idée du divin, du surnaturel, c’est-à-dire d’un Autre monde, paradis et/ou enfer, aurait été engendrée par l’effet des hallucinations. En résumé, les dimensions surnaturelles constitutives de la plupart des religions ne sont-elles pas nées, tortueusement, de l’esprit halluciné d’humains ? Comme si le Fruit défendu avait ouvert (créé ?) la conscience et avait permis la Connaissance du bien et du mal. L’« illumination » divine née d’un champignon ! Wasson écrit : « La première expérience enthéogénique de l’homme dut être une sorte d’unique et authentique miracle ». Il en coûterait l’expulsion du Jardin d’Eden et la plante merveilleuse fut l’objet d’un tabou. Aussi dérangeante qu’elle soit la question mérite réflexion.
De toutes ces recherches, un néologisme a été forgé en 1980. Pour désigner spécifiquement les drogues hallucinogènes dans leur relation au spirituel, on emploie maintenant dans la littérature scientifique le mot enthéogènes ; il est formé de 2 racines grecques signifiant « qui produit le divin/dieu à l’intérieur de soi » - puisque les hallucinations provoquées par ces substances ont donné aux hommes l’impression d’entrer en contact avec un autre univers, le divin, et de communiquer avec celui-ci ; ce qui correspond parfaitement au « voyage » chamanique.
La naissance du sentiment religieux primitif a pu être commun à l’Asie, l’Europe et les Amériques via un chamanisme qui fut refoulé ensuite par les religions institutionnalisées. L’expérience extatique fut fondamentale pour l’homme – et universelle – mais elle évolua dans les diverses cultures et religions. Il est illusoire de vouloir retrouver dans l’Histoire un phénomène religieux originel. Les documents archéologiques ne remontent qu’au Paléolithique final. Pourtant durant des centaines de milliers d’années l’homme a pu connaître des expériences de type religieux. Une tradition religieuse immémoriale repose sur l’hypothèse chamanique. Le préhistorien français Jean Clottes voit le chamanisme à la base de la peinture pariétale des grottes, monde chtonien. Au Paléolithique Supérieur, les hommes auraient déjà expérimenté visions extatiques et transe, bref des états d’une conscience altérée dont Clottes définit 3 stades universels car appartenant au fonctionnement du système nerveux humain ; bien que le contenu hallucinatoire soit relatif à la culture. Le chamanisme constituerait la lointaine origine des grandes religions, dont la tradition judéo-chrétienne.
Depuis la préhistoire, des contacts se sont produits entre les différentes populations, sibériennes, centre-asiatiques, proche-orientales,… Plus tard, il y eut des rencontres entre Indo-européens et Sibériens, des influences indo-iraniennes et mésopotamiennes en Asie Centrale, des relations entre la Chine et l’Orient hellénistique, etc… Il est certain qu’aucune religion n’est une création ex nihilo. Aucun contenu théologique ne fait disparaître le passé, mais se façonne par récupération, fusion, renouvellement des éléments fondamentaux antérieurs.
L’essor des grandes religions historiques, dans lesquelles les dogmes écrits fixent le surnaturel, a fait reculer les formes du chamanisme initial. Désormais des castes de prêtres se sont accaparé le rôle d’intermédiaires des dieux omnipotents. Les chefs religieux et officiants ont saisi le parti « miraculeux » qu’offraient les effets extraordinaires de certaines plantes ou champignons ; toutes ces substances produisaient une action cérébrale engendrant des comportements singuliers qui impressionnaient les autres participants non soumis à ces effets. A l’instar du chamane, le prêtre relie les 2 mondes, et la communauté au divin : il devient le pontife, à savoir, selon l’étymologie des Anciens, le « faiseur de pont ». Qui ne sait d’ailleurs que le mot religion pourrait signifier «ce qui relie » ? Et la cérémonie rituelle du partage du vin unit dans une « communion » religieuse. Selon Michel Butor, on trouve chez Zola une profonde affinité entre le catholicisme et l’alcool : « L’un et l’autre produisent des ivresses (sic), l’un et l’autre se transmettent à l’intérieur du milieu familial. »
Des états de conscience altérée sont restés au cœur de cultes qui reposaient toujours sur un savoir révélé, mais le symbolisme rituel a remplacé la communication directe avec le divin qui était une caractéristique majeure du chamanisme. Par conséquent les moyens de l’extase (les drogues) ont été abandonnés et refoulés , quoique des reliques de l’archaïque chamanisme aient pu se métamorphoser dans les formes de la sorcellerie, entre autres, qui s’avèrent bien antérieures à la diffusion du christianisme. La sorcière volait comme le chamane ! Le baron d’Holbach écrivant « La religion est l’art d’enivrer (sic) les hommes de l’enthousiasme (…) » ne croyait probablement pas si bien dire ! ; et l’ enthousiasme n’est rien d’autre, littéralement, que le « transport divin », de en et theos .
Maintes religions us(ai)ent de méthodes pour modifier l’état mental : la méditation, l’hyper-oxygénation, le jeûne, la mortification, …et l’usage de certaines drogues. En effet, les enthéogènes – selon 3 variables : substance et dosage, état psycho-physiologique du sujet, contexte culturel et social (45) - provoquent des changements d’émotions et sentiments, de perception des 5 sens, et du temps et de l’espace. Les multiples effets enthéogéniques ont été décrits de long en large dans la littérature scientifique. Wasson a décrit lui-même ses visions suite à l’absorption de psilocybes mexicains : « Les formes géométriques (…), richement colorées, visions architectoniques (…) semblaient appartenir à l’architecture imaginaire décrite par les visionnaires de la Bible, par St Jean de Patmos, (…) », etc. L’étude de la mystique - chrétienne, bouddhique, ou autres - montre clairement une similitude de l’expérience enthéogénique avec l’état mystique transcendantal. En effet, les enthéogènes produisent des expériences considérées comme hautement religieuses et spirituelles par ceux qui les vivent. « Dans ma vie les plus importantes étapes de mon développement spirituel ont eu lieu suite à des expériences de consommation d’enthéogènes », écrit T.B. Roberts, qui plaide ensuite pour que les parents initient leurs enfants (au stade adulte) à « célébrer le sacrement » (sic), en l’occurrence à consommer des enthéogènes.
On peut ainsi envisager la situation des enthéogènes dans notre monde contemporain comme une forme de retour du refoulé. Cela se manifeste par leur présence effective dans des religions. De la Native American Church, aux USA, fondée par J. Rave en 1911, où on utilise la mescaline, alcaloïde extrait du peyotl (cactée hallucinogène) comme hostie de rédemption. Ou encore l’Eglise du Santo Daime , une secte chrétienne d’origine brésilienne, dont les adeptes consomment le yagé (ou ayahuasca), une drogue extraite d’une liane qui contient du DMT, c’est-à-dire des molécules possédant un anneau de type benzénique (comme la mescaline) provoquant une transe intense. Jusqu’aux manifestations apparemment anodines ; tel le succès très inattendu d’une chansonnette de 3 minutes 52 sec. d’un groupe de jeunes rennois, Billy Ze Kick et les gamins en folie vendue pendant l’automne 1994 à plus de 200.000 exemplaires, contenant ces paroles : « Mangez-moi, mangez-moi/ C’est le chant du psilo qui supplie / Qui joue avec les âmes (sic) / Et ouvre les volets de la perception / (…) » Et l’internet est loin d’être en reste avec ses centaines de sites consacrés aux enthéogènes, parmi lesquels beaucoup proposent à la vente diverses substances, plantes et champignons. Aux Etats Unis surtout, certains courants New Age s’en sont fait les prosélytes.
Inutile d’insister sur cette nouvelle « religiosité » que constitue le phénomène musical techno qui s’accompagne de raves où de nouvelles drogues si justement baptisées ecstasy – un emprunt au grec (via le latin ecclésiastique !) ekstasis : « fait d’être hors de soi » - induisent cette extase, véritable retour vers une transe « chamanique », collective cette fois. Mais le trip « voyage » au LSD des sixties était déjà très révélateur.D’ailleurs, la (re-) découverte des champignons par Wasson et ses premiers travaux ont influencé l’aventure hippie et la Contre-culture. Les découvertes de l’enthéobotanique ne peuvent que ranimer les craintes de François Mauriac concernant le LSD : ne risquait-on pas de trouver Dieu plus facilement avec des hallucinogènes… ? A l’heure actuelle se créent des centaines de drogues synthétiques face auxquelles la répression policière semble bien impuissante. Nous connaissons le versant économique du phénomène, à savoir les centaines de milliards de dollars (selon l’ONU) que draine le « marché » de toutes les drogues.Peut-être faudrait-il donc prendre en compte le « fond religieux » du phénomène ? On ne peut que constater avec le toxicologue L. Lewin que « les aliments seuls exceptés, il n’est pas sur la terre de substances qui aient été aussi intimement associées à la vie des peuples, de tous les pays et dans tous les temps ».
Avant de conclure, terminons par une anecdote. L’ethnologue Michael Harner raconte : « Tant les indiens Jívaro que les Conibo-Shipibo qui avaient vu des films me dirent que les expériences avec l’ayahuasca étaient comparables au fait de visionner ceux-ci, et ma propre expérience le corrobore. » . De même, « L’ayahuasca est la télévision de la forêt » prétend un indien péruvien à l’anthropologue Jeremy Narby. « Just look at MTV. Half of the commercials and videos resemble drug trips ! » écrit également le biologiste Thomas Lyttle, en précisant qu’un réalisateur comme Walt Disney a pu utiliser l’«outil » des drogues dites psychédéliques… Beaux sujets de recherche en perspective ! Car il existe au moins un point étrangement communs aux drogues enthéogéniques et aux médias modernes : la tempête d’images qu’ils génèrent. Nombre parmi nous seraient donc peu ou prou des « hallucinés » dans leur genre ! Parce qu’assez rares sont ceux qui résistent encore à la « bourrasque » médiatique des images.
L’enthéobotanique n’explique pas tout, loin s’en faut. Mais elle travaille. Robert G. Wasson a mis au jour un mécanisme expliquant la genèse du religieux. Sa thèse rationnelle et solidement argumentée n’est-elle pas plus cohérente et vraisemblable que des croyances, qui prétendent, par exemple, qu’un homme est revenu d’entre les morts, que nous irons au paradis ou en enfer, etc… ?
D’aucuns ont toujours clamé qu’on ne peut rien prouver. C’est vrai. Est-ce à dire que tout se vaut ? Il y a des choses indémontrables pour des raisons évidentes d’absence de documents. Cependant il faudrait peut-être admettre que l’absence de preuve n’est pas nécessairement une… preuve de l’absence , car des ARGUMENTS, pertinents, solides, concrets, s’avèrent ici infiniment plus convaincants que nombre d’élucubrations métaphysiques.