Tridimensionnel
Cheval théorique
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/!\ on m’a signalé que ce TR pouvait être anxiogène à lire de bon matin !
Substance : 3-HO-PCP
Dosage : 5mg
ROA : oral
Set : Accumulation de situations chacune anodine mais désagréable : un refuge d’Internet disparaît. J’assiste à une violence sur mineur. Un animal meurt. Conflit entre deux êtres chers. Des supérieurs hiérarchiques m’imposent leur loi. De mauvaises nouvelles d’un ex. Une SDF pleure devant moi, malgré le billet je me sens impuissante. Le leitmotiv c’est vraiment ça, l’impuissance. À chaque fois, je n’ai le droit – ou le pouvoir – que de fermer ma gueule, absorber les ondes négatives, rester sympa. Ma résilience en prend un coup, et je commence à être obsédée par la fatalité : rien ne peut s’améliorer. Personne ne répondra à l’urgence climatique, on va juste continuer dans le mur et y’aura tant de souffrances, tant de morts. T’façon on va tous mourir, et avant ça souffrir, moches et seuls. Personne ne sauvera personne. En contraste, tout ce qui est joli, plaisant, optimiste me fait souffrir tant c’est absurde : un rayon de soleil, de la solidarité, un peu d’amour. Dans la semaine précédent le trip, je pleure deux fois dans la rue, c’est pas dans mes habitudes. Bref, ça va pas et je le sais. Et c’est avec impatience que j’attends ce trip : une occasion de me dissocier, de ne plus ressentir.
Le setting : à la campagne, on est deux et mon chien, un jour de tempête. L’ambiance est un peu lourde : il y a des non-dits, des sujets tabous. On en a conscience. Est-ce qu’on peut s’accorder malgré tout ? C’est le pari.
1. Tempête
Drop à 16h : le soleil se couche à 17h, et je veux profiter un peu de la lumière du jour.
On attend la montée en fumant des clopes. Peut-être à cause de l’échéance qui se rapproche, quelques mots s’échappent, l’essentiel d’un dialogue. Bon, c’est ça de fait.
En me redressant, je prends conscience que je suis déjà dissociée. Un peu le vertige, des fourmis dans le corps… Une allégresse artificielle que j’accueille avec soulagement. La lumière baisse, et je pense à l’âne tout seul. Je veux lui rendre visite avant la nuit.
J’ai l’impression de m’être téléportée à côté de l’enclos. Les oreilles rabattues par le vent, le poil humide, l’âne nous observe à une distance prudente. Il me semble plus petit que d’habitude (son garrot m’arrive à l’épaule). Je l’appelle, petit petit petit ! Viens ici mon joli… Ça a toujours été le plus farouche des deux, et maintenant que son copain est mort… Je revois les fins naseaux, les longues oreilles, le regard désabusé, et j’imagine le corps, inerte sur le sol. J’espère qu’il n’a pas trop souffert. C’est si triste la mort d’une bête. Ça m’évoque Les Malheurs de Sophie. L’âne accepte mon pain dur, du bout des lèvres, mais ne me laisse pas le toucher. J’ai envie de faire quelque-chose pour lui, alors je vais dans l’étable et répand de la sciure. On s’y met à deux, en titubant, à moitié dans le noir, c’est un peu ridicule, un geste symbolique. Je ne peux rien d’autre pour cette bête qui n’a pas demandé à être là. Dont le poil et les sabots sont faits pour les pays chauds, arides, pour le travail et la frugalité. Je me sens si mal pour ces bêtes qu’on domine si totalement de notre intelligence, de notre ingénierie, jusqu’à les posséder par caprice, et disposer de leurs vies. Je remets l’électricité et on s’éloigne.
Le ciel est extrêmement bas et sombre. Je ne sens plus vraiment mon corps, et à l’euphorie se mêle un sentiment d’apocalypse. J’ai l’impression de voir le monde pour la dernière fois, qu’il est condamné : et si ce n’est pas ce soir, alors ce sera un autre, et dans cette dimension où le temps n’est qu’une donnée, ça revient au même. Agonie, solitude, les destins s’unissent dans leur horreur. Les arbres se dressent, sinistres et fiers ; l’herbe palpite d’une vie indifférente ; les nuages se gonflent de pluie.
- J’adore la nature ainsi, sombre et implacable, dit-il.
J’acquiesce. L’obstination des être, dans cet étrange film, me réjouit singulièrement. J’ai envie de rire. On échange un regard et je sens mes yeux se gonfler.
- Tu es triste pour ton âne et pour le monde ?
- Je sais pas, dis-je.
Je me mets à pleurer. C’est mécanique et violent. Il m’ouvre ses bras et je m’y accroche sans comprendre. Les sanglots raclent le fond de ma poitrine et charrient des seaux d’eau boueuse et salée. Je m’observe avec détachement.
Un vent violent, glacé, se lève et nous frappe. Je fais face et il m’enveloppe comme une main. Les nuages bouillonnent, défilent comme le trailer d’un documentaire. Le ciel gris sombre apparaît derrière.
- Écoute, voilà ce qui est important, me dit mon compagnon. Tu es debout, sous le ciel, comme les arbres.
Ridicules silhouettes s’arrachant péniblement de la terre. Stoïques.
- Je suis un arbre, dis-je.
- Voilà.
Le trou se referme dans les nuages. Je reste debout, comme les arbres.
- Et ce feuillage, si on sait regarder… il est doré.
Effectivement, dans le contre-jour du crépuscule, on distingue une couleur très subtile. Je m'appuie aux assauts du vent, insensible au froid, les yeux brûlants mais secs, plus vraiment moi-même, juste une chose dans le grand monde.
2. Incendie
Il me montre la teinte des nuages, à l’Ouest : d’un orange soutenu. Le crépuscule ? Non, ça vacille. Je me me fige, tente de reprendre le contrôle de mes sens : est-ce la drogue, est-ce vrai ?
- C’est une sirène qu’on entend, là ?
On se dévisage, également concentrés. Je commence à m’inquiéter, est-ce qu’on risque quelque-chose, je vais pas avoir à gérer un incendie en plein trip, quand même ?
- Y’a quoi, par là ?
- Je sais pas… la mer, la ville…
Non, c’est probablement trop loin, et la nature est si gorgée d’eau, il n’y a aucun risque. Par contre, ça doit etre un sacré spectacle ! On court dans la pente, et je ne ressens aucune fatigue, seulement mon corps qui lâche, à un moment donné, et me force à ralentir, comme une machine sans jus. J’ai vaguement conscience que mes pieds ont froid, et m’arrête à la maison pour passer une seconde paire de chaussettes. Puis on déboule sur la route, suivis du chien qui, revenant d’un fouinage crépusculaire, n’entend pas rester en arrière.
- Merde, j’ai pas pris sa laisse.
Cette bête idiote ne répond jamais aux ordres, mais soit. Qu’elle nous accompagne, c’est pas comme si on pouvait l’en empêcher.
Il fait presque noir, maintenant.
Au croisement, où un trou dans les haies nous offre un petit point de vue, on se pose une minute pour observer les nuages qui clignotent, couleur citrouille. Soudain surgit une silhouette, encapuchonnée de noire comme nous.
- C’est à vous ce petit chien ? Il avait l’air tout seul alors je m’inquiétais…
- Non non, c’est bien le nôtre, on est venus regarder l’incendie.
- L’incendie ?
- Mais oui, regardez les nuages !
- C’est vrai que… hum… mais ce n’est pas la torche ? Vous savez, la cheminée de l’usine ? Enfin…
La voisine, sortie promener son propre canin, hésite à son tour, elle ne sait plus ce qu’elle voit.
- Et donc, vous êtes la fille de XX ? Ben tenez, j’ai justement du courrier pour lui. Je crois que c’est la facture pour l’âne…
On la raccompagne chez elle, trois ombres dans la bruine, et les deux bestioles en avant, en arrière. Ça m’amuse plus que ça ne devrait, comme un étrange coup du sort. J’ai envie de faire des blagues, mais me rappelle qu’elle connaît mon père et me contente de parler avec un peu d’ironie. Cet emboîtement des coïncidences, ce sentiment de destin, est à la fois très agréable et un peu ridicule. Je me rappelle de mon après-midi avec un psychonaute en plein binge de disso, combien il était à la masse, ça me permet de garder du recul.
Enfin, elle me remet une enveloppe froissée, et se met à nous expliquer qu’elle promène son chien sur la route parce que ce dernier ne veut pas chier ailleurs. Je mets fin à l’échange en espérant qu’à son âge, j’aurai d’autres sujets de conversation. On reprend notre route, notre trip, et soudain l’horizon s’ouvre derrière un portail. J’ai du mal à en croire mes yeux : il y a une boule de feu dans le ciel !
3. La torche
- Elle avait raison la voisine, c’est une cheminée d’usine !
Ma mémoire frémit, le phénomène ne m’est pas inconnu, mais c’est autre chose de découvrir cette immense bougie dans un ciel funeste. À partir de ce moment, je n’ai plus qu’une idée en tête : descendre la route, longer la départementale et me poser au bord de l’eau. Je veux voir le feu se refléter dans la mer, les nuages presser l’horizon. On dévale l’asphalte, le chien toujours libre. À l’approche de la départementale, je commence à m’inquiéter des voitures. Mon compagnon enlève sa ceinture, la passe au cou du chien, et continue en tenant son pantalon d’une main, de l’autre cette laisse improvisée.
En bas, il fait totalement nuit, mais les phares ne cessent de succéder. Soudain, la dangerosité de l’entreprise nous apparaît clairement. On est en noir, sans lumière, et ça roule vite. Pourtant, la torche m’appelle. Je suis écartelée entre deux voix, celles mysticisme et de la raison sobre. Tout en atermoyant, je marche sur mon chien dans l’ombre, qui gueule. Ça a le mérite de me ramener sur terre : on n’est pas en état de faire des dingueries. Mon compagnon non plus n’est pas chaud pour mourir ce soir.
Clairement, dans ce genre de situation, il vaut mieux être à deux cerveaux qu’un seul.
Résignée, je retourne au portail et, de ce piètre observatoire, on s’abîme dans une longue contemplation. La flamme tremble, varie dans la tempête, et ses éclats illuminent le ciel et la ville. Sa lumière est puissante, morbide. Capturée, je me vautre dans un mysticisme crépusculaire. C’est notre monde qui brûle, j’en suis persuadée. Babylone la douce, la quotidienne, soudain sublimée, personnifiée par ce feu chimique, absolument non-naturel, qui dévore la matière première, enfume le ciel et nous éclaire. Incendie silencieux, organe dont chaque respiration m’éblouit : le monde qui m’a portée, ce monde qui court à sa perte, je le découvre si beau, éclatant dans son orgueil, enfant sublime et capricieux. Alors brûlons, consommons, qu’au moins la fête soit belle, le spectacle grandiose ! C’est le bouquet final. À chaque regain de la flamme, je m’attends à ce qu’elle gonfle, comme le soleil mourant, et nous engloutisse dans une dernière apothéose. Sans le savoir, je donne raison à Gaston Bachelard : « Le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute vie à son au-delà. […] La mort dans la flamme est la moins solitaire des morts. C’est vraiment une mort cosmique où tout un univers s’anéantit avec le penseur. »
À nos pieds, assis immobile, le chien patiente en frissonnant.
4. Prose
C’est étrange de se détacher de ce spectacle alors que j’ai, en pensée, sacrifié dix fois l’humanité. En sens inverse, très impressionnée par ce que je viens de vivre, j’ai un peu le vertige, je regarde la pointe de mes bottes. Quelques phrases de Philippe Djian me trotte dans la tête : « Vous prenez le jour et la nuit, la joie et la douleur, vous secouez de toutes vos forces et tous les matins vous en avalez un grand verre. Eh bien, vous voilà devenu un homme. Ravi de vous accueillir, mon petit vieux. Vous verrez que la vie est d’une incomparable et triste beauté. » Et je me répète : la vie est d’une incomparable et triste beauté. La vie est d’une incomparable et triste beauté. La vie est d’une incomparable et triste beauté.
Le vent redouble et s’insinue dans mes vêtements. Je sens ses doigts tièdes sur mes flancs. On se rend compte qu’on a inhabituellement chaud, en ce soir de tempête à la fin de l’automne. Je me mets à rire, c’est l’euphorie totale : la nuit, l’hiver, la fatigue ne sont plus un obstacle ! Mon corps m’obéit, il a fini de me résister. En rentrant, je me précipite sur mon téléphone pour vérifier l’heure et la température. Il est 18h, alors que dans nos têtes, une existence entière s’est déroulée. Et il fait 8°C.
Le temps de répondre à quelques messages, de passer un coup de fil, et on sent les effet s’estomper, assez brutalement. D’abord la dissociation qui s’en va, comme une perte de magie, donnant lieu à un craving assez pénétrant, qu’on a comparé à celui de la clope. Puis, alors qu’on s’attendait à pas dormir de la nuit, la stimulation s’en est allée toute seule.
Cette courte durée, comparée à l’intensité du kiff, nous a semblé un défaut poussant facilement au redrop, à l’abus.
5. Bilan
- Dis, imagine quand ces produits, les dérivés de PCP, seront aussi répandus que les drogues de rue…
- Ils le seront jamais, c’est trop dangereux.
- Comment ça ?
- Bah il suffit d’un truc de travers pour que ça parte en bad trip…
- Je suis pas d’accord, regarde j’ai pleuré tout à l’heure, et pourtant c’était pas un bad trip.
- C’est vrai que si on avait pris un psyché, ça se serait pas aussi bien passé ! Mais y’a trop moyen de perdre la tête avec ces trucs.
- Oui, ça joue sur la volonté d’une façon vachement subtile. Tout à l’heure, si t’avais pas été là, je serais allée sur la route, moi…
- T’as trop l’impression de maîtriser en fait, tu te rends pas compte.
- C’est même le principe du truc, de te faire croire que tu maîtrises. Et quand tu pousses un peu loin, tout se met à avoir du sens rien que pour toi, des coïncidences de ouf, il y a des signes divins partout. C’est hyper grisant.
- Alors imagine une personne un peu jeune, qui se connaît pas encore très bien, les dégâts que ça peut faire.
- Ouais, déjà que les adultes arrivent pas à gérer…
On pense à tous ces témoignages de psychonautes, de bluelighters, charmés par la magie des dissos et qui l’ont payé très cher.
- Mais justement, tu vois l’étape juste avant, quand ça commence à se répandre.
- Ouais ?
- … T’imagines les gros titres des journaux ? « LA DROGUE QUI REND ZOMBIE » « LE NOUVEAU FLÉAU »…
On éclate de rire, avec un peu d’amertume.
- C’est clair ! Tous ces accidents qu’il va y avoir…
- Tous ces internements…
- Faut qu’on fasse attention, alors. Quand on en parle, à pas donner trop envie.
- Oui. Mais honnêtement, je pense que les RC shops participent plus à l’incitation que les TR de Psychonaut.
[…]
- Mais va falloir faire de la prévention, expliquer comment ça fonctionne, le redrop, l’illusion de contrôle… Faut en parler. Moi j’le parie, la prochaine ère psychotropique, c’est les dissos.
Substance : 3-HO-PCP
Dosage : 5mg
ROA : oral
Set : Accumulation de situations chacune anodine mais désagréable : un refuge d’Internet disparaît. J’assiste à une violence sur mineur. Un animal meurt. Conflit entre deux êtres chers. Des supérieurs hiérarchiques m’imposent leur loi. De mauvaises nouvelles d’un ex. Une SDF pleure devant moi, malgré le billet je me sens impuissante. Le leitmotiv c’est vraiment ça, l’impuissance. À chaque fois, je n’ai le droit – ou le pouvoir – que de fermer ma gueule, absorber les ondes négatives, rester sympa. Ma résilience en prend un coup, et je commence à être obsédée par la fatalité : rien ne peut s’améliorer. Personne ne répondra à l’urgence climatique, on va juste continuer dans le mur et y’aura tant de souffrances, tant de morts. T’façon on va tous mourir, et avant ça souffrir, moches et seuls. Personne ne sauvera personne. En contraste, tout ce qui est joli, plaisant, optimiste me fait souffrir tant c’est absurde : un rayon de soleil, de la solidarité, un peu d’amour. Dans la semaine précédent le trip, je pleure deux fois dans la rue, c’est pas dans mes habitudes. Bref, ça va pas et je le sais. Et c’est avec impatience que j’attends ce trip : une occasion de me dissocier, de ne plus ressentir.
Le setting : à la campagne, on est deux et mon chien, un jour de tempête. L’ambiance est un peu lourde : il y a des non-dits, des sujets tabous. On en a conscience. Est-ce qu’on peut s’accorder malgré tout ? C’est le pari.
1. Tempête
Drop à 16h : le soleil se couche à 17h, et je veux profiter un peu de la lumière du jour.
On attend la montée en fumant des clopes. Peut-être à cause de l’échéance qui se rapproche, quelques mots s’échappent, l’essentiel d’un dialogue. Bon, c’est ça de fait.
En me redressant, je prends conscience que je suis déjà dissociée. Un peu le vertige, des fourmis dans le corps… Une allégresse artificielle que j’accueille avec soulagement. La lumière baisse, et je pense à l’âne tout seul. Je veux lui rendre visite avant la nuit.
J’ai l’impression de m’être téléportée à côté de l’enclos. Les oreilles rabattues par le vent, le poil humide, l’âne nous observe à une distance prudente. Il me semble plus petit que d’habitude (son garrot m’arrive à l’épaule). Je l’appelle, petit petit petit ! Viens ici mon joli… Ça a toujours été le plus farouche des deux, et maintenant que son copain est mort… Je revois les fins naseaux, les longues oreilles, le regard désabusé, et j’imagine le corps, inerte sur le sol. J’espère qu’il n’a pas trop souffert. C’est si triste la mort d’une bête. Ça m’évoque Les Malheurs de Sophie. L’âne accepte mon pain dur, du bout des lèvres, mais ne me laisse pas le toucher. J’ai envie de faire quelque-chose pour lui, alors je vais dans l’étable et répand de la sciure. On s’y met à deux, en titubant, à moitié dans le noir, c’est un peu ridicule, un geste symbolique. Je ne peux rien d’autre pour cette bête qui n’a pas demandé à être là. Dont le poil et les sabots sont faits pour les pays chauds, arides, pour le travail et la frugalité. Je me sens si mal pour ces bêtes qu’on domine si totalement de notre intelligence, de notre ingénierie, jusqu’à les posséder par caprice, et disposer de leurs vies. Je remets l’électricité et on s’éloigne.
Le ciel est extrêmement bas et sombre. Je ne sens plus vraiment mon corps, et à l’euphorie se mêle un sentiment d’apocalypse. J’ai l’impression de voir le monde pour la dernière fois, qu’il est condamné : et si ce n’est pas ce soir, alors ce sera un autre, et dans cette dimension où le temps n’est qu’une donnée, ça revient au même. Agonie, solitude, les destins s’unissent dans leur horreur. Les arbres se dressent, sinistres et fiers ; l’herbe palpite d’une vie indifférente ; les nuages se gonflent de pluie.
- J’adore la nature ainsi, sombre et implacable, dit-il.
J’acquiesce. L’obstination des être, dans cet étrange film, me réjouit singulièrement. J’ai envie de rire. On échange un regard et je sens mes yeux se gonfler.
- Tu es triste pour ton âne et pour le monde ?
- Je sais pas, dis-je.
Je me mets à pleurer. C’est mécanique et violent. Il m’ouvre ses bras et je m’y accroche sans comprendre. Les sanglots raclent le fond de ma poitrine et charrient des seaux d’eau boueuse et salée. Je m’observe avec détachement.
Un vent violent, glacé, se lève et nous frappe. Je fais face et il m’enveloppe comme une main. Les nuages bouillonnent, défilent comme le trailer d’un documentaire. Le ciel gris sombre apparaît derrière.
- Écoute, voilà ce qui est important, me dit mon compagnon. Tu es debout, sous le ciel, comme les arbres.
Ridicules silhouettes s’arrachant péniblement de la terre. Stoïques.
- Je suis un arbre, dis-je.
- Voilà.
Le trou se referme dans les nuages. Je reste debout, comme les arbres.
- Et ce feuillage, si on sait regarder… il est doré.
Effectivement, dans le contre-jour du crépuscule, on distingue une couleur très subtile. Je m'appuie aux assauts du vent, insensible au froid, les yeux brûlants mais secs, plus vraiment moi-même, juste une chose dans le grand monde.
2. Incendie
Il me montre la teinte des nuages, à l’Ouest : d’un orange soutenu. Le crépuscule ? Non, ça vacille. Je me me fige, tente de reprendre le contrôle de mes sens : est-ce la drogue, est-ce vrai ?
- C’est une sirène qu’on entend, là ?
On se dévisage, également concentrés. Je commence à m’inquiéter, est-ce qu’on risque quelque-chose, je vais pas avoir à gérer un incendie en plein trip, quand même ?
- Y’a quoi, par là ?
- Je sais pas… la mer, la ville…
Non, c’est probablement trop loin, et la nature est si gorgée d’eau, il n’y a aucun risque. Par contre, ça doit etre un sacré spectacle ! On court dans la pente, et je ne ressens aucune fatigue, seulement mon corps qui lâche, à un moment donné, et me force à ralentir, comme une machine sans jus. J’ai vaguement conscience que mes pieds ont froid, et m’arrête à la maison pour passer une seconde paire de chaussettes. Puis on déboule sur la route, suivis du chien qui, revenant d’un fouinage crépusculaire, n’entend pas rester en arrière.
- Merde, j’ai pas pris sa laisse.
Cette bête idiote ne répond jamais aux ordres, mais soit. Qu’elle nous accompagne, c’est pas comme si on pouvait l’en empêcher.
Il fait presque noir, maintenant.
Au croisement, où un trou dans les haies nous offre un petit point de vue, on se pose une minute pour observer les nuages qui clignotent, couleur citrouille. Soudain surgit une silhouette, encapuchonnée de noire comme nous.
- C’est à vous ce petit chien ? Il avait l’air tout seul alors je m’inquiétais…
- Non non, c’est bien le nôtre, on est venus regarder l’incendie.
- L’incendie ?
- Mais oui, regardez les nuages !
- C’est vrai que… hum… mais ce n’est pas la torche ? Vous savez, la cheminée de l’usine ? Enfin…
La voisine, sortie promener son propre canin, hésite à son tour, elle ne sait plus ce qu’elle voit.
- Et donc, vous êtes la fille de XX ? Ben tenez, j’ai justement du courrier pour lui. Je crois que c’est la facture pour l’âne…
On la raccompagne chez elle, trois ombres dans la bruine, et les deux bestioles en avant, en arrière. Ça m’amuse plus que ça ne devrait, comme un étrange coup du sort. J’ai envie de faire des blagues, mais me rappelle qu’elle connaît mon père et me contente de parler avec un peu d’ironie. Cet emboîtement des coïncidences, ce sentiment de destin, est à la fois très agréable et un peu ridicule. Je me rappelle de mon après-midi avec un psychonaute en plein binge de disso, combien il était à la masse, ça me permet de garder du recul.
Enfin, elle me remet une enveloppe froissée, et se met à nous expliquer qu’elle promène son chien sur la route parce que ce dernier ne veut pas chier ailleurs. Je mets fin à l’échange en espérant qu’à son âge, j’aurai d’autres sujets de conversation. On reprend notre route, notre trip, et soudain l’horizon s’ouvre derrière un portail. J’ai du mal à en croire mes yeux : il y a une boule de feu dans le ciel !
3. La torche
- Elle avait raison la voisine, c’est une cheminée d’usine !
Ma mémoire frémit, le phénomène ne m’est pas inconnu, mais c’est autre chose de découvrir cette immense bougie dans un ciel funeste. À partir de ce moment, je n’ai plus qu’une idée en tête : descendre la route, longer la départementale et me poser au bord de l’eau. Je veux voir le feu se refléter dans la mer, les nuages presser l’horizon. On dévale l’asphalte, le chien toujours libre. À l’approche de la départementale, je commence à m’inquiéter des voitures. Mon compagnon enlève sa ceinture, la passe au cou du chien, et continue en tenant son pantalon d’une main, de l’autre cette laisse improvisée.
En bas, il fait totalement nuit, mais les phares ne cessent de succéder. Soudain, la dangerosité de l’entreprise nous apparaît clairement. On est en noir, sans lumière, et ça roule vite. Pourtant, la torche m’appelle. Je suis écartelée entre deux voix, celles mysticisme et de la raison sobre. Tout en atermoyant, je marche sur mon chien dans l’ombre, qui gueule. Ça a le mérite de me ramener sur terre : on n’est pas en état de faire des dingueries. Mon compagnon non plus n’est pas chaud pour mourir ce soir.
Clairement, dans ce genre de situation, il vaut mieux être à deux cerveaux qu’un seul.
Résignée, je retourne au portail et, de ce piètre observatoire, on s’abîme dans une longue contemplation. La flamme tremble, varie dans la tempête, et ses éclats illuminent le ciel et la ville. Sa lumière est puissante, morbide. Capturée, je me vautre dans un mysticisme crépusculaire. C’est notre monde qui brûle, j’en suis persuadée. Babylone la douce, la quotidienne, soudain sublimée, personnifiée par ce feu chimique, absolument non-naturel, qui dévore la matière première, enfume le ciel et nous éclaire. Incendie silencieux, organe dont chaque respiration m’éblouit : le monde qui m’a portée, ce monde qui court à sa perte, je le découvre si beau, éclatant dans son orgueil, enfant sublime et capricieux. Alors brûlons, consommons, qu’au moins la fête soit belle, le spectacle grandiose ! C’est le bouquet final. À chaque regain de la flamme, je m’attends à ce qu’elle gonfle, comme le soleil mourant, et nous engloutisse dans une dernière apothéose. Sans le savoir, je donne raison à Gaston Bachelard : « Le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute vie à son au-delà. […] La mort dans la flamme est la moins solitaire des morts. C’est vraiment une mort cosmique où tout un univers s’anéantit avec le penseur. »
À nos pieds, assis immobile, le chien patiente en frissonnant.
4. Prose
C’est étrange de se détacher de ce spectacle alors que j’ai, en pensée, sacrifié dix fois l’humanité. En sens inverse, très impressionnée par ce que je viens de vivre, j’ai un peu le vertige, je regarde la pointe de mes bottes. Quelques phrases de Philippe Djian me trotte dans la tête : « Vous prenez le jour et la nuit, la joie et la douleur, vous secouez de toutes vos forces et tous les matins vous en avalez un grand verre. Eh bien, vous voilà devenu un homme. Ravi de vous accueillir, mon petit vieux. Vous verrez que la vie est d’une incomparable et triste beauté. » Et je me répète : la vie est d’une incomparable et triste beauté. La vie est d’une incomparable et triste beauté. La vie est d’une incomparable et triste beauté.
Le vent redouble et s’insinue dans mes vêtements. Je sens ses doigts tièdes sur mes flancs. On se rend compte qu’on a inhabituellement chaud, en ce soir de tempête à la fin de l’automne. Je me mets à rire, c’est l’euphorie totale : la nuit, l’hiver, la fatigue ne sont plus un obstacle ! Mon corps m’obéit, il a fini de me résister. En rentrant, je me précipite sur mon téléphone pour vérifier l’heure et la température. Il est 18h, alors que dans nos têtes, une existence entière s’est déroulée. Et il fait 8°C.
Le temps de répondre à quelques messages, de passer un coup de fil, et on sent les effet s’estomper, assez brutalement. D’abord la dissociation qui s’en va, comme une perte de magie, donnant lieu à un craving assez pénétrant, qu’on a comparé à celui de la clope. Puis, alors qu’on s’attendait à pas dormir de la nuit, la stimulation s’en est allée toute seule.
Cette courte durée, comparée à l’intensité du kiff, nous a semblé un défaut poussant facilement au redrop, à l’abus.
5. Bilan
- Dis, imagine quand ces produits, les dérivés de PCP, seront aussi répandus que les drogues de rue…
- Ils le seront jamais, c’est trop dangereux.
- Comment ça ?
- Bah il suffit d’un truc de travers pour que ça parte en bad trip…
- Je suis pas d’accord, regarde j’ai pleuré tout à l’heure, et pourtant c’était pas un bad trip.
- C’est vrai que si on avait pris un psyché, ça se serait pas aussi bien passé ! Mais y’a trop moyen de perdre la tête avec ces trucs.
- Oui, ça joue sur la volonté d’une façon vachement subtile. Tout à l’heure, si t’avais pas été là, je serais allée sur la route, moi…
- T’as trop l’impression de maîtriser en fait, tu te rends pas compte.
- C’est même le principe du truc, de te faire croire que tu maîtrises. Et quand tu pousses un peu loin, tout se met à avoir du sens rien que pour toi, des coïncidences de ouf, il y a des signes divins partout. C’est hyper grisant.
- Alors imagine une personne un peu jeune, qui se connaît pas encore très bien, les dégâts que ça peut faire.
- Ouais, déjà que les adultes arrivent pas à gérer…
On pense à tous ces témoignages de psychonautes, de bluelighters, charmés par la magie des dissos et qui l’ont payé très cher.
- Mais justement, tu vois l’étape juste avant, quand ça commence à se répandre.
- Ouais ?
- … T’imagines les gros titres des journaux ? « LA DROGUE QUI REND ZOMBIE » « LE NOUVEAU FLÉAU »…
On éclate de rire, avec un peu d’amertume.
- C’est clair ! Tous ces accidents qu’il va y avoir…
- Tous ces internements…
- Faut qu’on fasse attention, alors. Quand on en parle, à pas donner trop envie.
- Oui. Mais honnêtement, je pense que les RC shops participent plus à l’incitation que les TR de Psychonaut.
[…]
- Mais va falloir faire de la prévention, expliquer comment ça fonctionne, le redrop, l’illusion de contrôle… Faut en parler. Moi j’le parie, la prochaine ère psychotropique, c’est les dissos.