Tridimensionnel
Cheval théorique
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Bonsoir bonsoir, un article (anglophone) traitant du succès qu'a rencontré le philosophe Henri Bergson envers les femmes de son temps : les raisons de ce succès, comment il fut perçu, et la façon dont ces événements s'inscrivent dans les problématiques du début du XXème siècle. Je joins une traduction des passage-clefs, s'ils vous titillent je vous encourage fortement à lire l'article en entier.
https://aeon.co/essays/henri-bergson-the-philosopher-damned-for-his-female-fans
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Que pense Bergson ? a dit:Bergson a subverti la vision dominante de la pensée occidentale selon laquelle l'Immuable – songez aux formes platoniciennes – était plus réel que le muable (pensé comme corruptible). Au contraire, selon Bergson, « la réalité est la mobilité », le changement est une caractéristique essentielle de l'expérience consciente humaine et la condition même du libre-arbitre - autrement dit : « Exister, c'est changer, changer, c'est mûrir, mûrir, c'est continuer à se créer sans cesse. »
Traitement médiatique d'un succès populaire féminin a dit:Ces conférences étaient ouvertes au public et Bergson attirait des centaines d'étudiants en philosophie, d'écrivains à la mode et de riches mondains parisiens. Au fur et à mesure que la réputation de Bergson s’étendait, les commentateurs étaient de plus en plus fascinés par une caractéristique remarquable de son auditoire : c’était principalement des femmes.
[…] Les commentaires sur les femmes parfumées, évanouies, coquettes et bavardant sont ainsi devenus un trope comique commun, ajoutant à la frénésie et à la mystique qui entouraient Bergsonmania. Les journalistes ont souvent opposé, pour un effet dramatique ou comique, la frivolité et la sentimentalité supposée des femmes bergsoniennes à la solennité d'un cours de philosophie. […] Le public féminin était décrit comme une foule de poseuses, trop frivoles pour développer un intérêt profond pour les questions philosophiques, et ne méritant donc pas les précieux sièges du Collège de France.
Le revers de la fame et un peu d'intersectionnalité a dit:Le fait que tant de femmes aient été attirées par la philosophie de Bergson dit peut-être quelque-chose à propos de Bergson en tant que penseur. En effet, des traits traditionnellement associés à la féminité, tels que l'irrationalité et la sentimentalité, se heurtaient aux qualités traditionnellement masculines jugées nécessaires pour être un bon philosophe. Certains des adversaires les plus sérieux de Bergson ont commencé à dire que son succès chez les femmes n’était pas un hasard. La raison pour laquelle les êtres les plus irrationnels de tous, les femmes, étaient si enthousiastes à l’égard des de ses idées seraient que sa philosophie serait une philosophie de l’irrationnel.
[…] La philosophie de Bergson, disaient-ils, manquait de clarté et devait être combattue, car elle reposait sur un mysticisme obscur et peu fiable, de nature « féminine ». Un écrivain du New Times a exprimé cette idée de manière succincte et cinglante: « Vrai, Bergson est presque étouffé par le parfum lorsque des femmes assistent à ses conférences ; mais si Bergson avait réellement été un philosophe, aucune femme ne l’aurait écouté. »
[…] Ces idées cadraient avec les théories du dirigeant intellectuel de l’Action Française, Charles Maurras, qui a souvent mis en garde contre le déclin de la civilisation française en raison de l’influence des idéologies « barbare » et « féminine ». Selon lui, Bergson incarnait les deux menaces en tant que « maître de la France juive » et défenseur du « romantisme féminin ».
Contexte politique : face aux suffragettes a dit:La renommée de Bergson a eu lieu à un moment où le droit de vote des femmes faisait l’objet d’un débat. L'un des principaux arguments mobilisés contre le suffrage féminin reposait sur l'idée qu'un changement aussi radical pourrait miner la séparation récemment mise en place entre l'Église et l'État. Les femmes étaient jugées hautement influençables, en particulier sous l'autorité des prêtres. Il était à craindre que ceux-ci retrouvent leur place dans la sphère politique en manipulant les opinions politiques de leurs paroissiennes. En conséquence, alors que de nombreux sénateurs étaient favorables à l’idée « en théorie », le moment n’était pas mûr, pensaient-ils, pour le vote des femmes.
[…] En 1913, on demanda à Bergson son point de vue sur le « mouvement féministe en Europe et en Amérique ». Bien qu'il ait tenu à préciser qu'il n'avait « constaté aucune différence de niveau entre l'esprit masculin et féminin » et que, à l'époque où il enseignait aux jeunes hommes et femmes, il n'aurait pas été en mesure de distinguer les essais écrits par des femmes, Bergson a néanmoins exprimé des réserves quant à l'idée de donner le vote à toutes les femmes en même temps :
« Quand vous me posez des questions sur le mouvement des femmes, je dis que je voudrais faire l’expérience mais je dois ajouter que c’est une expérience dangereuse ; puisque la moitié de la population obtiendrait soudainement le droit de vote. Je pense que cela devrait être fait progressivement. Les femmes n’ont jusqu’à présent pas eu d’intérêt pour la politique et l’on ne peut pas s’attendre à ce qu’elles en aient les aptitudes… Je n’approuve certainement pas les méthodes militantes des suffragettes. Je sais que partout où il y a de l'enthousiasme il y a de la violence, mais les femmes nuisent à leur propre cause. »
Ok but why ? a dit:Pourquoi, quand Bergson était populaire, était-il si populaire, surtout auprès des femmes ? Une combinaison de facteurs, notamment le caractère public de ses conférences et la clarté de son style de conférencier, a sans aucun doute contribué à sa renommée. Les femmes en particulier auraient profité du fait que les conférences de Bergson, qui se tenaient hors des limites étouffantes de la Sorbonne, présentaient des idées complexes et subtiles d’une manière digeste pour celles qui n’avaient souvent pas bénéficié d’une éducation philosophique. Plus encore, la philosophie de Bergson est une philosophie de changement, de créativité et de liberté que beaucoup, dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, ont utilisé pour canaliser leurs propres espoirs politiques. Peut-être les femmes de la fin de la Belle Époque étaient-elles si attirées par lui parce que sa philosophie était alors un point de ralliement pour celles qui pensaient qu'un changement radical était possible.
Les femmes pèsent dans le game a dit:Au-delà de leur bergsonisme et de leurs affiliations théoriques, Cox et de Beauvoir étaient des penseuses intellectuellement productives. Ces deux exemples à eux seuls dissipent l’idée selon laquelle les femmes ne s'intéressaient à Bergson que parce qu'il était à la mode. Cox et de Beauvoir ne sont que deux exemples parmi de nombreuses femmes du XXe siècle qui ont adopté une philosophie radicalement différente et sophistiquée.
On peut espérer que le rôle important joué par les femmes dans l’histoire de la philosophie n’est plus à démontrer, mais les livres, articles et programmes de philosophie restent chroniquement dominés par des hommes (principalement européens). Rebecca Buxton et Lisa Whiting, deux philosophes contemporaines du Royaume-Uni, ont récemment édité le livre The Philosopher Queens, intitulé « Les femmes en philosophie par les femmes en philosophie… de Hypatia à Angela Davis ». De telles initiatives nous rappellent que les femmes ont toujours contribué au développement de la philosophie, en tant que lectrices, en tant que membres de ses publics, mais aussi en tant qu'autrices et intervenantes.