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ADDICTIONS ET DÉPRESSION
Cet article est une recomposition de paragraphes prélevés dans différents articles, dont les sources sont dans l'introduction.
Les statistiques l’attestent, il existe une co-morbidité fréquente entre la dépression et l’addiction : dans les troubles du comportement alimentaire, de l’alcoolisme et de la toxicomanie chez les jeunes, on trouve 30 à 50% de dépressifs. Chez les adultes, la dépression sous-jacente est souvent en cause (80%) et les tentatives de suicide avant la conduite toxicomaniaque sont présentes dans plus de 60% des cas.
La discipline et l’obéissance ont laissé la place à l’indépendance, et à l’égard des contraintes sociales l'individu est aujourd'hui de plus en plus individualisé, seul, et livré à lui-même. La vieille culpabilité bourgeoise et la lutte pour s‘affranchir de la loi des pères cède le pas à la peur de ne plus être à la hauteur, au vide et à l’impuissance qui résultent de la mise en concurrence des individus dans un marché toujours plus compétitif que coopératif. L'individu, agit hier par un ordre extérieur ou par conformité à une loi, prend désormais appui sur ses propres ressorts et se retrouve sans guide : « Dans la nouvelle normalité et la nouvelle pathologie, il s’agit moins d’identification aux images parentales bien dessinées ou des rôles sociaux bien établis que d’affirmation d’identité et de soi ». D’où l’importance des pathologies narcissiques actuelles, états limites, et dépressives, lorsque l'individu s'affirme sans plus se reconnaitre dans les reflets et masques omniprésents dans toutes les couches et classes de la société.
« Si la névrose est un drame de la culpabilité, la dépression est une tragédie de l’insuffisance », et l'addiction un problème lié à la déception.
Mais quel est le lien entre ces deux pathologies : dépression et addiction ? Le vide dépressif et le plein addictif seraient-ils les polarités d’un même phénomène ? L’un peut il engendrer l’autre ? Peuvent-ils interagir pour se renforcer ? L’addiction serait-elle une défense contre la dépression ?
« L’addiction est un moyen de lutter contre la dépression; elle abrase les conflits par un comportement compulsif. Les addictions incarnent l’impossibilité d’une prise complète de soi-à-soi : le drogué est l’esclave de lui même… Si la dépression est l’histoire d’un introuvable sujet, l’addiction est la nostalgie d’un sujet perdu » selon Ehrenberg. La dépression est l’ombre familière de l’homme fatigué d’entreprendre, de devenir seulement lui-même, et tenté de se soutenir jusqu’à la compulsion par des produits ou des comportements addictifs.
Cette bipolarité dépression-manie se retrouve naturellement dans la maladie cyclothymique ou maniaco-dépressive. Par contre, dans le cas de trouble de l’humeur monopolaire, et de dépression essentielle, le mode de défense nécessite le recours à des produits externes et artificiels pour procurer les mêmes effets d’oubli, d’euphorie et de déni de la réalité… « Une tendance dépressive est souvent sous-jacente à la conduite toxicomane : une carence de l’estime de soi, des failles dans l’organisation du narcissisme peuvent pousser certains sujets à rechercher dans la drogue un moyen artificiel et rapide de restauration du moi, voire de triomphe mégalomaniaque ».
La drogue est l'objet et non la raison de son mal-être
Cette lutte contre les affects dépressifs se retrouve dans la terminologie des « dépressions masquées » fort utilisée chez les enfants et les adolescents dans l’agitation, le passage à l’acte, les troubles du caractère, l’agressivité, la dérision, la fuite, l’absorption d’aliments ou de produits de tout genre, cherchant à masquer ce qui est sous-jacent au fond. L'addiction n'est donc qu'un symptôme d'un mal-être plus profond que l'objet de ses consommations répétées et abusives. On retrouve donc deux pôles opposés d’une même réalité dans la description des deux syndromes que sont la bipolarité et la dépression : triste/gai, inhibition/exaltation, passivité/activité, vie/mort… Chez la personne dépressive et/ou addictive, on retrouve souvent les mêmes images et croyances très négatives, pessimistes et tragiques de soi et du monde…d’où la question : la personne addictive serait-elle une personne dépressive qui s’ignore ?
DÉPRESSION ET ADDICTION ÉMERGENT-ELLES SUR UN MÊME FOND DE PERSONNALITÉ ?
Les manuels de psychopathologie et de psychiatrie décrivent une vulnérabilité dépressive chez la personnalité évitante, obsessionnelle, dépendante, narcissique ou limite :
- La personnalité évitante a tendance à fuir le contact et la réalité difficile, la fuite dans les addictions, dans un ailleurs différent, est une réponse possible quand la réalité devient trop insupportable
- La personnalité obsessionnelle compulsive est envahie d’idées obsédantes et lutte contre des actes compulsifs envahissants comme l’addiction à la sexualité ou l’alcoolisation, par des rituels d’ordre ou de propreté
- La personnalité dépendante est sensible aux situations de solitude et d’abandon et, à défaut d’une dépendance à une personne, il peut devenir dépendant à un produit
- La personnalité narcissique est décrite avec une idéalité d’elle-même ou d’un objet externe, si cette idéalité s’effondre sous forme de chute dépressive et de désillusion, le sujet peut alors rechercher un rêve, un ailleurs dans l’addiction, qui, cette fois-ci, ne le décevra pas
- La personnalité limite (borderline), cherche à se prouver qu'elle est vivante en prenant des risques, d'où une possible addiction à la recherche de sensation forte d'adrénaline, de décharge de dopamine
La personnalité limite est sans doute celle qui est le plus sujet à l’instabilité de l’humeur et à des addictions multiples. Bergeret décrit d’ailleurs une forme particulière de dépression propre aux états limites appelée dépression essentielle ou dépression limite. Ce qui est à l’avant plan, c’est l’angoisse de la perte d’objet, l’absence de sentiment de valeur de soi, un sentiment d’isolement, des angoisses d’abandon, de perte de conscience, accompagnés de symptômes physiques, d’hypochondrie et d’idées suicidaires.
La dépression est-elle conséquence du sevrage ?
Si l’addiction peut être une manière de lutter contre la dépression, la dépression est un des risques majeurs de décompensation dans le sevrage brutal et rapide de certaines addictions comme l’alcool, la drogue (opiacé surtout) ou la boulimie. Après avoir connu la plénitude, la confrontation au manque et à la frustration devient quasi insupportable et conduit à combler ses vides autrement par l’agitation, la violence, la tentative de suicide, la recherche éperdue du produit manquant ou l’utilisation des produits de substitution. Ayant enfin pu réaliser le deuil de sa relation au produit, l'individu se retrouve dans un état dépressif avec la sensation de vide existentiel et identitaire qu'il doit accepter et assumer afin de retrouver goût à la vie sobre. « Renoncer à la drogue se paie de cette nostalgie qui à tout moment peut basculer dans la mélancolie. Pour lui, il n’y a pas de temps à espérer, ni pire à redouter que tout ce qu’il a déjà vécu. » (Olievenstein).
Y AURAIT-IL DES POINTS COMMUNS ENTRE L’ÉTIOLOGIE (LA RECHERCHE DES CAUSES) DES DÉPRESSIONS ET DES ADDICTIONS ?
Le concept de régression peut relier ces deux expériences : « La régression constitue un retour plus ou moins organisé et transitoire à des modes d’expression antérieurs de la pensée, des conduites ou des relations objectales, face à un danger interne ou externe, susceptible de provoquer un excès d’angoisse ou de frustration » - Ionescu.
Ne peut-on pas appliquer cette définition à la dépression et à l’addiction ?
- Dans la dépression, il y a un retour à un mode de pensée ralentie, une difficulté à se souvenir, à rêver et à créer, une parole difficile, la confrontation au vide, l’envahissement ou la coupure des affects, des somatisations importantes souvent douloureuses ou l’anesthésie des sensations physiques. Le corps parle quand la pensée ne peut plus s’exprimer. Tout semble s’arrêter; c’est la perte de l’élan vital.
- Dans l’addiction, c’est le passage à l’acte impulsif qui signe la régression à un mode d’expression archaïque. C’est l’image même de la régression par la fuite de la réalité, l’abandon à des rêveries hallucinatoires et la recherche d’un paradis perdu et dépassé.
De plus, la relation est pré-objectale pour l’un comme pour l’autre. Le dépressif est en quête d’un objet perdu et aimé; soit l’autre est incorporé et idéalisé pour combler le vide dans la mélancolie; soit la relation est de type anaclitique, l’autre n’étant là que pour s’appuyer dessus et tenter de remonter à la surface (dans la dépression limite). La personne addictive incorpore un produit qu’elle idéalise pour combler un vide affectif, rechercher des sensations physiques de complétude pour remplacer une personne manquante ou défaillante; la dépendance rend impossible une séparation et une individuation.
La Gestalt-thérapie peut-elle nous apprendre sur le fonctionnement commun des personnes dépressives et addictives ?
Dans le cycle de contact-retrait, l’observation des étapes précoces du deuil nous informe sur ce qui se joue dans la dépression. La fixation au retrait est la caractéristique de la dépression : dans le retrait, il y a désintégration, désir de mort et impossibilité de former une nouvelle figure; émergent alors des sensations de rien, de flou et de brouillard, qui bloquent tout processus de transformation. C’est le vide stérile…
Dans les conduites addictives, nous sommes plutôt dans la phase d’émergence du début du cycle. Pour éviter de rester dans le vide, l’expérience s’organise de façon chaotique et rapide par un passage à l’acte impulsif qui met un terme à l’angoisse de mort sous-jacente à l’affect dépressif. Ce mécanisme d’urgence vient scotomiser le déploiement du cycle et fait passer directement à l’étape du plein contact en provoquant un soulagement. Par contre, le retrait est quasi impossible, d’où la recherche avide d’une nouvelle complétude. « L’appel permanent aux objets du monde extérieur est un moyen de remplir le tonneau des Danaïdes qu’est l’intériorité des déprimés. Le vide apparaît comme espace à combler, et si, par hasard, il est conscientisé et ressenti, cela devient intolérable et entraîne l’insatiable recherche de l’objet pour combler la béance, à incorporer massivement… ».
Les dépressifs sont confrontés au vide et les personnes addictives masquent le vide par le plein
Les aider à contacter le vide, le désir de rien, la mort est un passage obligé pour approcher et apprivoiser cette angoisse, et lui donner une forme, une représentation. Après la régression vient la confrontation. Le travail sur l’agressivité est particulièrement important avec une personne dépressive et/ou addictive : dégeler les affects de tristesse, cela n’est déjà pas facile mais permettre de contacter la colère pour un dépressif, qui a souvent peur de détruire l’autre et veut le réparer, c’est encore plus périlleux. De même, la personne addictive masque son agressivité par un gavage et noie la colère par un trop plein d’excitations qui font retourner l’agressivité contre soi (mécanisme de culpabilité). Apprendre à dire, à écrire, à crier, à se mobiliser corporellement, travailler ses capacités énergétiques et de créativité (sublimation de ses pulsions) alors que tout est mis au service de l’inhibition, de la rétroflexion et de l’incorporation, cela prend du temps. Bergeret parle de violence archaïque chez le dépressif-limite qui est « une manifestation instinctuelle brutale devant l’image encore floue d’autrui, dans l’angoisse qu’il n’y ait pas de place pour deux au soleil », c'est toi ou moi, donc ça sera moi. La dynamique narcissique du cas limite va le faire passer avant l'autre, qui sera nié malgré une volonté ou un discours de bienveillance, mais s'en suivra une inévitable solitude poussant à la dépression ou à l'addiction.
Il s’agit de mettre en place un soutien et un étayage pour traverser ensemble la crise dépressive et favoriser le passage à la dépressivité, consistant en la capacité à se confronter à la réalité, dans un renoncement à la toute-puissance, et via la création de sens par les mots et l’acceptation de mettre à la surface toutes les frustrations et les souvenirs douloureux enfouis.
LES ANTIDÉPRESSEURS SERAIENT-ILS UNE ADDICTION LÉGALE ?
Nous sommes en France les premiers consommateurs au monde de médicaments psychotropes et particulièrement d’antidépresseurs. Ils sont prescrits par les médecins traitants ou les psychiatres pour une durée de six mois à un an afin d’éviter les rechutes ; ils n’entraînent pas, en principe, de dépendance physique mais par contre une dépendance psychologique. S’ils sont utiles et complémentaires à la psychothérapie pour des dépressions avérées, ils sont parfois prescrits pour de fausses dépressions qui s’avèrent en réalité des coups de mou ou des moments de deuil à traverser. Les antidépresseurs ne seraient-ils pas des addictions légales ? L’automédication fréquente amène à toutes les dérives et abus jusqu’à la tentative de suicide. On parle alors de pharmacodépendance.
Philippe Pignare s’élève contre ces abus : « Le risque des médicaments est de permettre à l’institution de ne pas se remettre en question, on endort le mal et on ne soigne pas les maux sociaux, relationnels, de perte d’identité et de valeur ». Il y a là un manque de philosophie et d'éthique majeure. Il met en cause le lobby des laboratoires pharmaceutiques qui prétendent parfois concurrencer les psychothérapies et survalorisent le pragmatisme : c’est le médicament qui définit la dépression. C’est la méthode essais-erreurs : « modifiez les molécules et essayez ». Voir l'histoire des lobbys pharmaceutiques vis à vis des anti-dépresseurs imposés sur le marché, avec la création de nouvelles maladies psychiques à soigner avec de nouveaux médicaments miracles.
Ehrenberg confirme cette contestation : « Les médicamentations anti-dépressives sont susceptibles de créer assez vite de véritables toxicomanies, récréant une euphorie de surface et nullement de bonheur ». Et Pierre Fédida ajoute : « La remédicalisation de la dépression, par un excès d’usage des antidépresseurs, est le point d’aboutissement d’une lente abrasion du tragique de l’expérience humaine. Il y a sur-inflation du pharmaceutique au détriment des espaces de parole ». La pilule du bonheur, contrairement aux idées reçues, n’existe pas !