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CLINIQUES DES ADDICTIONS, VIS A VIS DES STRUCTURES NÉVROTIQUES, PSYCHOTIQUES ET LIMITES (BORDERLINES)
Cet article est une recomposition de paragraphes prélevés dans différents articles, dont les sources sont dans l'introduction.
En 1981 et par la suite, J. Bergeret et d’autres auteurs avec lui, attentifs à la dimension sociale et culturelle de la toxicomanie des adolescents et prenant en compte toute l’envergure du problème, parlaient de maladie de la civilisation, de l’estime de soi. Aussi ils proposaient la notion d’une structure spécifique (les états-limites) pour décrire une relation d’objet caractérisée par la dépendance (anaclitique), une disposition affective profonde et possible dans toutes les organisations psychiques. Elle serait reconnaissable à certains traits comme le manque d’élaboration, l’importance de l’agressivité, le déficit, la violence non intégrée, la recherche d’une solution magique. Il insista aussi sur la dépression essentielle, le trouble des régulations pulsionnelles, la carence narcissique et auto-érotique, dont les effets se révèlent dans la problématique de l’adolescence et dans celle des états limites.
C’est dans le cadre extensible de la clinique des états limites que l’addiction a été expliquée par les troubles de l’identité, le faux self adaptatif, les difficultés de relation affective, la dépressivité, l’angoisse, le désarroi du vide existentiel, et du point de vue métapsychologique, le polymorphisme et l’inefficacité des mécanismes de défense n’empêchant pas l’angoisse, la détresse, voire le désespoir (d'où l'addiction pour se prémunir de tout ça).
Les observations cliniques disent que la plupart des addicts sévères s’inscrivent dans le cadre d’un fonctionnement limite (ni psychotique ni névrotique, mais structuré d'après ces deux pôles, comme dans un entremêlement de ces deux structures), et que la plupart des patients limites présentent des troubles addictifs (pas sévères mais bel et bien efficients). Ici seront désignés par troubles limites ou personnalités limites (termes préférés à états-limites, trop statique) certes les patients borderlines stricto sensu, mais aussi les personnalités narcissiques, dépendantes, évitantes, histrioniques et antisociales. Précisément, et il faut le souligner d’emblée, ce sont ces mêmes spécificités psychopathologiques que présentent les addicts, en particulier sévères : angoisse d’abandon, conflit opposant le Ça à l’Idéal du moi, relation d’objet anaclitique, modes de défenses, régression prégénitale. Toutes les recherches s’accordent pour identifier le premier mouvement de cette psychopathologie : un échec de l’introjection de l’imago maternelle entraînant une déception originelle (frustration) et un déficit d’étayage (manque de supports psychiques stables sur lesquels s'appuyer).
Des assises narcissiques défaillantes
Il en résulte une vulnérabilité narcissique responsable de pathologies de la séparation et de pathologies de l’identification, de genre comme de génération. Au moment de l’adolescence, la réactivation pulsionnelle met en évidence une intolérance absolue à la frustration et à la douleur psychique (comme dans le traumatisme désorganisateur tardif). L’issue ne peut être trouvée que dans des actes symptômes et dans le recours à un objet partiel transitoire, objet d’addiction ou néo-besoin (voir objet transitionnel dans les origines de l'addiction). L’adolescent qui revit naturellement ses angoisses passées, se construit en étayant sa pensée autour de l’objet d’addiction (il lui faut son joint, son téléphone, ses baskets à la mode).
Traits sémiologiques communs des cas limites, le sentiment de déception
L’angoisse est constante, labile, polymorphe, signant une peur de la perte et de l’abandon, marquée par une tension permanente. Cette tension ne s'apaise pas au travers de l’acte répété, il y a une incapacité d’élaboration et de mentalisation. L'individu reste confus et continue de chercher à se définir au travers de son addiction qui lui donne un statut aux yeux des autres, statut qui lui est renvoyé et qui lui sert à se définir, à se créer cette identité tant recherchée (dépendance de son environnement et du regard d'autrui).
Le mouvement dépressif se trouve au centre des deux pathologies ; il ne s’accompagne pas de culpabilité mais d’un profond sentiment de déception. Il varie du simple ennui, à des souffrances psychiques profondes mais toujours sans facteur déclenchant cliniquement repérable (d'un coup on se sent mal, et on a juste envie de se satisfaire en consommant quelque chose) ; là aussi la mentalisation fait défaut (on a pas de recul sur ce mal-être, il faut à tout prix y remédier au lieu de méditer dessus pour différer le besoin de satisfaction immédiate). Les mécanismes de défense utilisés sont le clivage de l’objet (et non du Moi), la dénégation (et non déni, ou de manière très latérale), l'identification projective (et non projection), l'idéalisation et dévalorisation ; mais le refoulement pas plus que la forclusion ne sont fonctionnels (accompagné du déplacement et de la condensation) .
En conséquences, cette incapacité, relative ou absolue, à tolérer la frustration conduit vers des recherches de sensations (voir articles précédents), des conduites à risque s’apparentant à l’ordalie antique et surtout vers des satisfactions orales primitives, à la fois régressives, excessives et transgressives. Qu'importe le danger ou les conséquences, quand l'émotion, l'angoisse ou le vide existentiel est trop intense, il faut y remédier immédiatement.
Les addicts sévères se présentent le plus souvent avec des récits de vie et des éprouvés personnels où dominent les sentiments d’abandon, de séparation, de perte de confiance, d’éloignement, réels ou fantasmatiques, qui génèrent des affects de déception ou de simple perceptions d’ennui, de vide, de vulnérabilité des limites (du corps, de la psyché, du monde interne) et signent l’impossibilité à produire un sentiment permanent et continu d’existence. Dans l’incapacité à représenter, à ressentir et à symboliser, en se surestimant ou se dévalorisant ces sujets sont condamnés à produire des actes symptômes afin de trouver un équilibre dans les hauts et les bas de leurs humeurs. L’accès au désir humain leur est interdit, barré par le risque mortel qui l’habite : la confrontation au manque, la satisfaction de leurs besoins pulsionnels (pulsions non sublimées en désir). Ils tentent, dans leur détresse, d’exercer sur leurs interlocuteurs une emprise dont la vivacité dissimule mal le caractère de tragique dépendance. Chercher à convaincre un addict revient à vouloir faire d'un croyant un athée, c'est inutile et vain tant son besoin d'idéalisation et de croyance en un espoir absolu est grand.
A partir de là, les informations seront à prendre avec des pincettes, un terme dans le langage courant n'a pas toujours la même signification dans le langage psy, où les choses sont plus spécifiques, nuancées et moins tranchées.
ALORS QU’EST-CE QU’EST L’ADDICTION ?
Si l’Addiction est bien une suite d’actes débutant par un « acte fondateur » aux vertus initiatrices, alors de quel type d’acte peut-il s’agir ? Ni acte manqué, ni symptôme névrotique, ni réellement acting-out ou passage à l’acte, c’est sans doute avec l’acte pervers qu’elle a le plus de proximité, mais une perversion dans laquelle (à l’exception des troublantes « addictions sexuelles ») le sexuel, le libidinal, l’autre, n’ont que peu de place, donc une perversion désexualisée, en quelque sorte. L'acte est opéré de sorte à investir sa propre personne, sans passer par un tiers.
Les addicts ne sont pas des pervers, pas au sens que l'entend le langage populaire
Non pas que les addicts soient vus comme des pervers, mais la théorie psychanalytique de la perversion permet d’interroger plus efficacement les rapports de l’addiction avec l’acte, la pulsion partielle, le déni de la castration et la jouissance de l’instrumentation de l’autre. Il faut comprendre que les états-limites, dits borderlines, découlent de la structure perverse anciennement décrite par Freud, mais dont la terminologie a changé au fil du 20ème siècle pour devenir ce qu'on appelle aujourd'hui les cas-limites. Des auteurs affirment donc que les états-limites représentent l’organisation prototypique permettant de penser l’addiction, non que les sujets addicts soient forcément des états-limites, mais le recours à l’acte, la dépendance (anaclitisme), les manifestations dépressives et les mécanismes de défense (clivage, déni, identifications…) permettent de cerner la question de l’addiction.
L’addiction, présentée par cette définition classique, c’est l’irrépressible, l’impériosité, c’est le besoin insatiable, physiquement ressenti, qui pousse à l’action et disparaît après l’acte, laissant le sujet dans une sorte de morosité, d’ennui, de vague dégoût (honte avouée de sa dépendance)…pour réapparaître ensuite graduellement. La question du corps s’introduit aussi par cette dimension d’avidité, c'est le corps qui réclame et impose à l'esprit sa satisfaction pulsionnelle. Dans l’addiction, série d’actes, le corps pulsionnel, le soma, mais aussi le corps imaginaire sont convoqués, engagés. L’addiction représente une sorte de « dé-psychisation », de refus, d’exclusion, peut-être de peur, de la dimension psychique ou subjective (l'individu à peur de lui-même, de ses réactions, d'un effondrement ou d'un pétage de câble, et pour s'en préserver il se replie dans son intériorité, dans un coin de son esprit où il se sentira serein, en paix avec lui-même et donc avec les autres).
Quelle dimension psychique fait peur à l’individu ?
La répétition inscrite dans l’addiction est à interroger : réitération à l’identique par recherche d’un état antérieur ? Ou bien reproduction d’un comportement provoqué par l’existence d’une dépendance (physiologique et/ou psychologique) ?
C’est ici que la notion de dépendance prend tout son sens. Nul doute qu’il existe une dépendance physiologique à certaines substances et qu’elle se manifeste psychiquement sous la forme de représentations, de cognitions, de comportements suscitant eux-mêmes des rationalisations. Mais pour la psychanalyse, la question se double du fait que la dépendance est un processus constitutif de la subjectivité. Elle est, en effet, produite par la prématurité physique et psychique de l’enfant, ce qui rend nécessaire la présence d’un Autre pour assurer sa survie (lieu au-delà du partenaire imaginaire, où se situe ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine (dépendance à la mère par exemple)). Ce lien de dépendance précoce laisse la trace de l’union du sujet à l’objet qui lui a permis d’aménager le passage du corps biologique au corps libidinal, dans une érotisation indispensable à la constitution de son individualité. Cette dépendance se présentera par la suite en termes de vécu fantasmatique de soumission, de domination (assujettissement ou aliénation) et d’affects (angoisse, amour, haine).
L'addict qui se veut libre et autonome a besoin de l'autre, qu'il fuit et instrumentalise malgré lui
Sur ce socle et ses avatars vient s’installer la dépendance addictive, qui est curieusement déterminée par le décalage entre le sujet et la perception de lui-même : ce dont il est dépendant, c’est de ce qui lui permet de correspondre à une forme – aliénante – de lui-même, forme héritière du double spéculaire, forme idéalisée, enviée, attendue. La rencontre avec le produit ou la situation a un effet d’insight (découverte de quelque chose sur soi), de disparition de la partie insupportable, ou d’apparition du sentiment de correspondre à ce que l’on voudrait être. Ce dont serait dépendant l’individu addicit, c’est de l'objet qui lui permet de réduire le décalage entre le sujet et son moi, entre ses illusions et sa personne véritable, support de toutes les identifications aliénantes (les illusions et autres masques de son ego). Le problème étant que l'addiction rapproche d'une forme idéalisée de soi (de ses illusions) plutôt que de la vérité sur soi qui dérange, et que l'addict fuit ses vérités tout en voulant s'en rapprocher dans le cas d'une démarche introspective.
LE BESOIN CRÉE L'ENVIE, ET L'ENVIE LE BESOIN
L'addiction est parfois une forme d’automédication permettant de faire face à la négativité de soi ou de dépasser un phénomène déplaisant, la conduite – parfois d’emblée addictive – provoque une élation (élévation de soi) et un soulagement qui laissent découvrir au sujet une nouvelle forme de jouissance, de réduction des tensions, de résolution de la souffrance inconsciente et latente. Graduellement, la conduite devient un mode de réponse automatique à toute difficulté ; elle revêt alors la forme d’une contrainte conduisant à la répétition, pour se transformer en solution unique et exclusive : une « passion du besoin » occupant toute la sphère psychique.
Il s'agit d'un combat avec soi-même, une lutte interne faute de comprendre ce qui nous tracasse
L'individu éprouve régulièrement des périodes dépressives de désillusions, suivit d'une grande culpabilité plus ou moins consciente, culpabilité de détruire ainsi dans son for intérieur les images parentales (tous ses problèmes avec ses vieux), culpabilité des vœux de mort à leur égard, doublée d’une agressivité contre soi pour s'être ainsi conduit vers un sentiment de vide vertigineux (lutte pour et contre ses idéaux parentaux intériorisés lors de son éducation, de son vécu, et contre lesquels on se rebelle). Face à l’angoisse de destruction des objets internes idéalisés, un mouvement régressif comportemental défensif se déploie alors à travers une reprise de conduites d’auto-destruction masochistes, d'hyperactivité stérile, d'actes impulsifs, traduisant sa lutte pour s’affranchir de sa dépendance à l’objet transférentiel.
- « Comment s’en défaire, comment s’en décoller ? « J’ai l’impression que je serai toujours en manque. Je ressens une angoisse sourde, terrible... »
- « Cette angoisse sourde est peut-être celle que vous ressentiez autrefois ; peut-être êtes-vous en train de vous souvenir de ce manque d’autrefois avec son caractère sourd, ce manque qui ne s’entendait pas... »
Après un long silence d’une très forte intensité émotionnelle : - « Ce que vous m’avez dit résonne profondément en moi. J’ai l’impression d’être sonné, mais c’est étrange, je me détends, je suis comme un gros bébé qui vient de finir une crise. »