Zoe.Dubus
Neurotransmetteur
- Inscrit
- 4/1/21
- Messages
- 54
En 1955, le psychiatre Oscar Janiger donne du LSD à Anaïs Nin, espérant qu'elle parvienne mieux que les scientifiques à décrire l'expérience psychédélique. Je raconte cette histoire avec le philosophe Pierre Leger dans un nouvel article publié dans Chacruna, que je vous traduit ici =)
Zoë Dubus, Pierre Leger, "Anaïs Nin et la retranscription de l’expérience psychédélique"
Comparé aux autres psychotropes connus dans les années 1950, le LSD provoquait « quelque chose de phénoménal, […] d’une intensité inimaginable » d’après Albert Hofmann qui poursuit : « il y a une profonde différence entre l’expérience émotionnelle de cette identité et sa pure description abstraite, philosophique. Ce serait comme de vouloir illustrer les couleurs pour un aveugle : les mots seuls ne permettront jamais de voir ce qu’elles sont. » (Gnoli et al., 2006) Comment décrire l’expérience psychédélique dès lors que celle-ci échappe à la traduction par le langage ?
Les auteurs engagés dans l’étude du LSD se voient forcés de recourir à de nouveaux concepts destinés à expliciter le vécu de cette expérience. Un vocabulaire spécifique est donc inventé pour tenter de décrire ces phénomènes, ce qui, suivant la tradition mise en place par l’aliéniste français Jacques-Joseph Moreau de Tours au sujet du cannabis [1] , ne se fait pas dans un cadre exclusivement scientifique : des intellectuels tels Aldous Huxley, qui contribue à l’invention du mot « psychédélique », Anaïs Nin, Ernst Jünger, Gérard Heard ou Henri Michaux participent à l’élaboration de ces concepts, grâce à leurs liens avec la communauté scientifique. Chercheurs, artistes et écrivains se tournent notamment vers la philosophie orientale qui, par son attention accrue portée sur le corps, au contraire de la tradition judéo-chrétienne, permettait de mieux appréhender l’expérience psychédélique. La tradition indo-tibétaine en particulier abordait « les questions philosophiques et psychologiques associées aux états modifiés de conscience […] avec force détails » (Fortier, 2017). Le psychiatre allemand Hanscarl Leuner justifiait ainsi cette recherche : « Le mécanisme thérapeutique ne correspond à aucun des concepts psychologiques courant. […] Les praticiens n’ont pas le choix et doivent avoir recours à ces anciens concepts pour comprendre les résultats de leurs essais thérapeutiques. » (Leuner, 1967)
Parmi ces intellectuels consultés par des médecins pour tenter d’améliorer la compréhension des effets du LSD se trouve Anaïs Nin (1903-1977). Ecrivaine française, elle doit sa notoriété à la publication de ses journaux intimes qu’elle commence à rédiger dès l’âge de 11 ans, et dont elle poursuivra l’écriture toute sa vie. Ils offrent une vision profonde de sa vie privée et de ses relations amoureuses, artistiques ou intellectuelles. Nin était proche des milieux psychanalytiques, notamment d’Otto Rank avec qui elle réalise sa psychanalyse.
A l’automne 1955, elle prend part à une expérience au LSD réalisée par le psychiatre Oscar Janiger, à laquelle participait également un musicien et un biologiste : « Gil [Henderson, peintre] m'a demandé si je voulais participer à une expérience parce que le Dr. Janiger espérait qu'un écrivain s'exprimerait mieux sur l'expérience. » (Nin, 1974) Le récit de la séance apparait à la fin du tome 5 de son Journal.
« Cela semblait étrange de venir dans le bureau d'un psychiatre pour une telle aventure. Le Dr Janiger nous fit entrer, Gil et moi, dans son bureau privé, tapissé de livres et très sombre. J'ai eu peu de temps pour me faire une idée de lui, car il nous a immédiatement distribué un certain nombre de pilules bleues, cinq ou huit, je ne me souviens plus, avec un verre d'eau. Puis il nous a conduits dans la salle d'attente, où le biologiste était déjà assis, un bloc-notes sur les genoux, un stylo à la main. »
Elle raconte alors comment « Toutes les rigidités ont disparu. C'était comme si j'avais été plongée au fond de la mer, et que tout était devenu ondulant et vacillant. » L’expérience est paisible, lumineuse et agréable : « Mon corps nageait et volait à la fois. Je me sentais gaie, à l'aise et enjouée. Il y avait une connexion parfaite entre mon corps et tout ce qui se passait. » Emerveillée par des visions orientalistes, elle est tout à coup tourmentée par une pensée : tout apparaissait et se modifiait trop rapidement ce qui l’empêchait de se rappeler de chaque scène, mais surtout elle prenait conscience du fait qu’elle ne serait pas capable de dire ce qu’elle avait vu.
Tandis qu’elle s’allonge pour reprendre son souffle, elle fait une expérience paroxystique :
« Les murs se transformaient en or, la couverture du lit était en or, mon corps tout entier devenait de l'OR, de l'or liquide, scintillant, chaud. J'ÉTAIS DE L'OR. C'était la sensation la plus agréable que j'avais jamais connue, comme un orgasme. C'était le secret de la vie, le secret de la vie de l'alchimiste. »
Alors que les effets du LSD commencent à s’atténuer, elle observe : « Je pensais pouvoir capturer le secret de la vie parce que le secret de la vie était la métamorphose et la transmutation, mais cela se passait trop vite et était au-delà des mots. [...] Ah, je ne peux pas saisir le secret de la vie avec des MOTS. La tristesse. Le secret de la vie était le SOUFFLE. C'est ce que j'ai toujours voulu que les mots fassent, RESPIRER. »
A l’issue de cette expérience, Anaïs Nin se questionne sur la nature des effets du LSD. La substance ne révélait pas selon elle un monde inconnu, mais permettait de livrer l’individu à ses rêves et à ses fantasmes sans que le monde réel ne vienne interférer. Le LSD agissait comme un facilitateur permettant d’accéder plus rapidement à des expériences non-ordinaires mais qu’il était possible d’expérimenter autrement : « évidemment, par le biais de l'écriture, des rêveries, des rêves éveillés et des rêves nocturnes, j'avais visité tous ces paysages. »
Finalement, Anaïs Nin, frustrée de ne pas parvenir à la retranscrire grâce au langage, considéra que l’expérience du LSD n’était pas si positive : selon elle, le voyage psychédélique risquait de rendre les individus passifs.
« Ainsi, les drogues, au lieu d'apporter des images fertiles qui peuvent à leur tour être partagées avec le monde (comme les grands peintres, les grands poètes, les grands musiciens ont partagé leur abondance avec les inféconds, enrichi des vies sous-alimentées), sont devenues un vice solitaire, un rêve passif qui aliène le rêveur du monde entier, l'isole, et finalement le détruit. C'est comme la masturbation. Celui qui arrache ses images à l'expérience, à ses rêves enfumés, pour créer, est capable ensuite de construire ce qu'il a vu et dont il a eu envie. Il ne disparaît pas avec les effets du produit chimique. [...] Et c'est là le conflit. L'effet de la drogue ne renforce pas le désir de transformer le rêve, la vision, en réalité. Il est passif. »
On retrouve ici une idée bien ancrée dans l’inconscient occidental selon laquelle l’accès légitime à des formes de connaissances jugées supérieures (artistiques, intellectuelles ou spirituelles), ne pourrait être atteint qu’après une longue et douloureuse initiation. Tous les moyens employés pour réduire les efforts nécessaires à l’acquisition d’un tel état supérieur étaient jugés pitoyables et mesquins. Nin juge ainsi sévèrement les écrits d’Huxley : « Huxley était un scientifique. Ces visions venaient de produits chimiques. Elles étaient contrôlées. Il n'y avait aucun danger qu'un Rimbaud sorte de son monde poétique. »
Le LSD prend une grande place dans le sixième tome de son Journal. Elle y questionne les liens entre prise de psychédélique et créativité, imagination, sentiment religieux. L’écrivaine fréquentait les grandes personnalités impliquées dans la recherche du LSD comme Aldous Huxley, Betty Eisner, Timothy Leary, Richard Alpert et se montrait critique vis-à-vis de l’approche trop scientifique de la majorité des expérimentateurs. Sa conclusion était désormais qu’il était possible, pour les artistes et les poètes, de décrire cette expérience, mais que ces formes de restitutions n’étaient pas accessibles pour la majorité des individus, préférant les rapports factuels et cliniques plutôt que les « subtilités poétiques ». A l’été 1963, elle écrit ainsi :
« Personne ne leur avait appris à rêver, à transcender les événements extérieurs et à lire leur signification. Ils avaient été privés de toutes ces disciplines spirituelles. C'était une culture scientifique, une culture technologique. Il était logique qu'ils croient aux drogues, aux drogues de toutes sortes : curatives, tranquillisantes, stimulantes et (logiquement) induisant le rêve. [...] ils allaient, à leur manière scientifique, vers leur autre réalité. Lors d'une soirée, Leary a discuté d'une déclaration qu'il avait faite, à savoir qu'il n'y avait aucun langage, aucune façon de décrire l'expérience du LSD. Je n'étais pas d'accord. J'ai mentionné les poètes, j'ai mentionné Michaux, j'ai mentionné les surréalistes. Tous inconnus pour eux. Ils étaient des scientifiques, pas des poètes. Le rapport simple, précis, méthodique de Huxley était plus fiable. Ils établissaient des liens avec les religions anciennes, mais pas avec la littérature, je le sentais. » (Nin, 1976)
Le témoignage d’Anaïs Nin est peut-être caricatural ; il dénote néanmoins une fracture sémantique entre le langage scientifique froid et technique et l’expérience psychédélique. Il souligne également la difficulté des intellectuels à décrire les effets de ces substances : leurs tentatives demeuraient de toute façon trop éloignées de la culture scientifique des seuls experts reconnus de ces substances, à savoir les psychiatres. Betty Eisner avait d’ailleurs dédicacé à Nin un de ses articles de la formule suivante : « Pour Anaïs Nin, qui en sait plus sur ce sujet que n'importe quel scientifique. » Eisner reconnaissait l'importance des idées de Nin et a peut-être offert cette dédicace comme un clin d'œil subtil à la nécessité de nourrir ces perspectives critiques. Elle était bien consciente du réseau complexe d'acteurs influençant l'histoire de la science psychédélique et de sa résistance à ces perspectives critiques, tempérées, voire incarnées.
Nin connaissait le Livre des morts tibétain, mais elle estimait que les Américains n'étaient pas assez versés dans la poésie et les mythes pour recevoir ces concepts orientaux. Elle estimait que les Américains, dont la pensée était "bloquée à la fois par le puritanisme et par le matérialisme", n'avait pas accès à leur monde intérieur sans l'intervention d'une "secousse, d'un choc, d'un violent arrachement à la terre" rendu possible par la consommation de LSD. Elle regrettait que Leary et ses adeptes aient adapté le langage des religions orientales sans chercher dans la culture occidentale les moyens de décrire ces états (dans le surréalisme, par exemple). Selon elle, en raison de leur manque de sensibilité à la poésie, les Américains étaient incapables de donner un sens à leurs expériences psychédéliques, ce qui conduisait à des expériences négatives : "Et qu'est-il arrivé à ceux qui ne s'étaient pas familiarisés avec le sens de l'inconscient, du rêve, de la création à travers la poésie, les mythes, la psychologie ? Ils étaient effrayés, confus ; ils étaient passifs sous le choc des rêves, des visions, des hallucinations. Ils ne pouvaient pas intégrer les visions à l'art de vivre ou à l'art du langage."
Les concepts issus des philosophies orientales quant à eux, lorsqu’ils étaient adoptés par la science occidentale, perdaient leur faculté de signification : ils étaient vidés de leurs sens originels. De plus, ces emprunts avaient une connotation très péjorative aux yeux des contemporains, comme l’explique l’anthropologue Michel Perrin : « les mots que les occidentaux utilisent pour parler de ces phénomènes, issus de cultures fort éloignées des leurs, n’ont pas la même signification, ont souvent un sens péjoratif, ridicule au sens commun, ce qui influe sur la compréhension que peuvent en avoir les non-initiés. » (Perrin, 1989) L'utilisation de ce langage mêlant des concepts issus de la tradition indo-tibétaine à des termes scientifiques a largement contribué à la perception croissante, parmi le public, les acteurs politiques et la communauté scientifique, selon laquelle le LSD et les chercheurs qui y étaient associés étaient intimement liés à la formation d'une contre-culture menaçant l'ordre établi. Ainsi, le vocabulaire « psychédélique » allait-il avoir une influence déterminante sur la stigmatisation des études menées sur le LSD, et contribuer à causer leur arrêt.
Gnoli, A., Ceccatty, R. de, Volpi, F., & Hofmann, A. (2006). Le L.S.D et les années psychédéliques : Entretiens avec Albert Hofmann. Payot & Rivages.
Leuner, H. (1967). Ce qu’on n’a pas expliqué en France. Planète, 33, 92‑101.
Nin, A. (1974). The Diary of Anaïs Nin, 1947-1955 (Vol. 5th). Harcourt Brace Jovanovich.
Nin, A. (1976). The Diary of Anaïs Nin, 1955–1966 (Vol. 6th). Harcourt Brace Jovanovich.
Perrin, M. (1989). Anthropos. Autrement, 106.
[1] Le fameux « club des haschichins », organisé par Moreau de Tours, réunissait des intellectuels, des artistes et des scientifiques pour consommer du haschich et en décrire les effets.
Zoë Dubus, Pierre Leger, "Anaïs Nin et la retranscription de l’expérience psychédélique"
Comparé aux autres psychotropes connus dans les années 1950, le LSD provoquait « quelque chose de phénoménal, […] d’une intensité inimaginable » d’après Albert Hofmann qui poursuit : « il y a une profonde différence entre l’expérience émotionnelle de cette identité et sa pure description abstraite, philosophique. Ce serait comme de vouloir illustrer les couleurs pour un aveugle : les mots seuls ne permettront jamais de voir ce qu’elles sont. » (Gnoli et al., 2006) Comment décrire l’expérience psychédélique dès lors que celle-ci échappe à la traduction par le langage ?
Les auteurs engagés dans l’étude du LSD se voient forcés de recourir à de nouveaux concepts destinés à expliciter le vécu de cette expérience. Un vocabulaire spécifique est donc inventé pour tenter de décrire ces phénomènes, ce qui, suivant la tradition mise en place par l’aliéniste français Jacques-Joseph Moreau de Tours au sujet du cannabis [1] , ne se fait pas dans un cadre exclusivement scientifique : des intellectuels tels Aldous Huxley, qui contribue à l’invention du mot « psychédélique », Anaïs Nin, Ernst Jünger, Gérard Heard ou Henri Michaux participent à l’élaboration de ces concepts, grâce à leurs liens avec la communauté scientifique. Chercheurs, artistes et écrivains se tournent notamment vers la philosophie orientale qui, par son attention accrue portée sur le corps, au contraire de la tradition judéo-chrétienne, permettait de mieux appréhender l’expérience psychédélique. La tradition indo-tibétaine en particulier abordait « les questions philosophiques et psychologiques associées aux états modifiés de conscience […] avec force détails » (Fortier, 2017). Le psychiatre allemand Hanscarl Leuner justifiait ainsi cette recherche : « Le mécanisme thérapeutique ne correspond à aucun des concepts psychologiques courant. […] Les praticiens n’ont pas le choix et doivent avoir recours à ces anciens concepts pour comprendre les résultats de leurs essais thérapeutiques. » (Leuner, 1967)
Parmi ces intellectuels consultés par des médecins pour tenter d’améliorer la compréhension des effets du LSD se trouve Anaïs Nin (1903-1977). Ecrivaine française, elle doit sa notoriété à la publication de ses journaux intimes qu’elle commence à rédiger dès l’âge de 11 ans, et dont elle poursuivra l’écriture toute sa vie. Ils offrent une vision profonde de sa vie privée et de ses relations amoureuses, artistiques ou intellectuelles. Nin était proche des milieux psychanalytiques, notamment d’Otto Rank avec qui elle réalise sa psychanalyse.
A l’automne 1955, elle prend part à une expérience au LSD réalisée par le psychiatre Oscar Janiger, à laquelle participait également un musicien et un biologiste : « Gil [Henderson, peintre] m'a demandé si je voulais participer à une expérience parce que le Dr. Janiger espérait qu'un écrivain s'exprimerait mieux sur l'expérience. » (Nin, 1974) Le récit de la séance apparait à la fin du tome 5 de son Journal.
« Cela semblait étrange de venir dans le bureau d'un psychiatre pour une telle aventure. Le Dr Janiger nous fit entrer, Gil et moi, dans son bureau privé, tapissé de livres et très sombre. J'ai eu peu de temps pour me faire une idée de lui, car il nous a immédiatement distribué un certain nombre de pilules bleues, cinq ou huit, je ne me souviens plus, avec un verre d'eau. Puis il nous a conduits dans la salle d'attente, où le biologiste était déjà assis, un bloc-notes sur les genoux, un stylo à la main. »
Elle raconte alors comment « Toutes les rigidités ont disparu. C'était comme si j'avais été plongée au fond de la mer, et que tout était devenu ondulant et vacillant. » L’expérience est paisible, lumineuse et agréable : « Mon corps nageait et volait à la fois. Je me sentais gaie, à l'aise et enjouée. Il y avait une connexion parfaite entre mon corps et tout ce qui se passait. » Emerveillée par des visions orientalistes, elle est tout à coup tourmentée par une pensée : tout apparaissait et se modifiait trop rapidement ce qui l’empêchait de se rappeler de chaque scène, mais surtout elle prenait conscience du fait qu’elle ne serait pas capable de dire ce qu’elle avait vu.
Tandis qu’elle s’allonge pour reprendre son souffle, elle fait une expérience paroxystique :
« Les murs se transformaient en or, la couverture du lit était en or, mon corps tout entier devenait de l'OR, de l'or liquide, scintillant, chaud. J'ÉTAIS DE L'OR. C'était la sensation la plus agréable que j'avais jamais connue, comme un orgasme. C'était le secret de la vie, le secret de la vie de l'alchimiste. »
Alors que les effets du LSD commencent à s’atténuer, elle observe : « Je pensais pouvoir capturer le secret de la vie parce que le secret de la vie était la métamorphose et la transmutation, mais cela se passait trop vite et était au-delà des mots. [...] Ah, je ne peux pas saisir le secret de la vie avec des MOTS. La tristesse. Le secret de la vie était le SOUFFLE. C'est ce que j'ai toujours voulu que les mots fassent, RESPIRER. »
A l’issue de cette expérience, Anaïs Nin se questionne sur la nature des effets du LSD. La substance ne révélait pas selon elle un monde inconnu, mais permettait de livrer l’individu à ses rêves et à ses fantasmes sans que le monde réel ne vienne interférer. Le LSD agissait comme un facilitateur permettant d’accéder plus rapidement à des expériences non-ordinaires mais qu’il était possible d’expérimenter autrement : « évidemment, par le biais de l'écriture, des rêveries, des rêves éveillés et des rêves nocturnes, j'avais visité tous ces paysages. »
Finalement, Anaïs Nin, frustrée de ne pas parvenir à la retranscrire grâce au langage, considéra que l’expérience du LSD n’était pas si positive : selon elle, le voyage psychédélique risquait de rendre les individus passifs.
« Ainsi, les drogues, au lieu d'apporter des images fertiles qui peuvent à leur tour être partagées avec le monde (comme les grands peintres, les grands poètes, les grands musiciens ont partagé leur abondance avec les inféconds, enrichi des vies sous-alimentées), sont devenues un vice solitaire, un rêve passif qui aliène le rêveur du monde entier, l'isole, et finalement le détruit. C'est comme la masturbation. Celui qui arrache ses images à l'expérience, à ses rêves enfumés, pour créer, est capable ensuite de construire ce qu'il a vu et dont il a eu envie. Il ne disparaît pas avec les effets du produit chimique. [...] Et c'est là le conflit. L'effet de la drogue ne renforce pas le désir de transformer le rêve, la vision, en réalité. Il est passif. »
On retrouve ici une idée bien ancrée dans l’inconscient occidental selon laquelle l’accès légitime à des formes de connaissances jugées supérieures (artistiques, intellectuelles ou spirituelles), ne pourrait être atteint qu’après une longue et douloureuse initiation. Tous les moyens employés pour réduire les efforts nécessaires à l’acquisition d’un tel état supérieur étaient jugés pitoyables et mesquins. Nin juge ainsi sévèrement les écrits d’Huxley : « Huxley était un scientifique. Ces visions venaient de produits chimiques. Elles étaient contrôlées. Il n'y avait aucun danger qu'un Rimbaud sorte de son monde poétique. »
Le LSD prend une grande place dans le sixième tome de son Journal. Elle y questionne les liens entre prise de psychédélique et créativité, imagination, sentiment religieux. L’écrivaine fréquentait les grandes personnalités impliquées dans la recherche du LSD comme Aldous Huxley, Betty Eisner, Timothy Leary, Richard Alpert et se montrait critique vis-à-vis de l’approche trop scientifique de la majorité des expérimentateurs. Sa conclusion était désormais qu’il était possible, pour les artistes et les poètes, de décrire cette expérience, mais que ces formes de restitutions n’étaient pas accessibles pour la majorité des individus, préférant les rapports factuels et cliniques plutôt que les « subtilités poétiques ». A l’été 1963, elle écrit ainsi :
« Personne ne leur avait appris à rêver, à transcender les événements extérieurs et à lire leur signification. Ils avaient été privés de toutes ces disciplines spirituelles. C'était une culture scientifique, une culture technologique. Il était logique qu'ils croient aux drogues, aux drogues de toutes sortes : curatives, tranquillisantes, stimulantes et (logiquement) induisant le rêve. [...] ils allaient, à leur manière scientifique, vers leur autre réalité. Lors d'une soirée, Leary a discuté d'une déclaration qu'il avait faite, à savoir qu'il n'y avait aucun langage, aucune façon de décrire l'expérience du LSD. Je n'étais pas d'accord. J'ai mentionné les poètes, j'ai mentionné Michaux, j'ai mentionné les surréalistes. Tous inconnus pour eux. Ils étaient des scientifiques, pas des poètes. Le rapport simple, précis, méthodique de Huxley était plus fiable. Ils établissaient des liens avec les religions anciennes, mais pas avec la littérature, je le sentais. » (Nin, 1976)
Le témoignage d’Anaïs Nin est peut-être caricatural ; il dénote néanmoins une fracture sémantique entre le langage scientifique froid et technique et l’expérience psychédélique. Il souligne également la difficulté des intellectuels à décrire les effets de ces substances : leurs tentatives demeuraient de toute façon trop éloignées de la culture scientifique des seuls experts reconnus de ces substances, à savoir les psychiatres. Betty Eisner avait d’ailleurs dédicacé à Nin un de ses articles de la formule suivante : « Pour Anaïs Nin, qui en sait plus sur ce sujet que n'importe quel scientifique. » Eisner reconnaissait l'importance des idées de Nin et a peut-être offert cette dédicace comme un clin d'œil subtil à la nécessité de nourrir ces perspectives critiques. Elle était bien consciente du réseau complexe d'acteurs influençant l'histoire de la science psychédélique et de sa résistance à ces perspectives critiques, tempérées, voire incarnées.
Nin connaissait le Livre des morts tibétain, mais elle estimait que les Américains n'étaient pas assez versés dans la poésie et les mythes pour recevoir ces concepts orientaux. Elle estimait que les Américains, dont la pensée était "bloquée à la fois par le puritanisme et par le matérialisme", n'avait pas accès à leur monde intérieur sans l'intervention d'une "secousse, d'un choc, d'un violent arrachement à la terre" rendu possible par la consommation de LSD. Elle regrettait que Leary et ses adeptes aient adapté le langage des religions orientales sans chercher dans la culture occidentale les moyens de décrire ces états (dans le surréalisme, par exemple). Selon elle, en raison de leur manque de sensibilité à la poésie, les Américains étaient incapables de donner un sens à leurs expériences psychédéliques, ce qui conduisait à des expériences négatives : "Et qu'est-il arrivé à ceux qui ne s'étaient pas familiarisés avec le sens de l'inconscient, du rêve, de la création à travers la poésie, les mythes, la psychologie ? Ils étaient effrayés, confus ; ils étaient passifs sous le choc des rêves, des visions, des hallucinations. Ils ne pouvaient pas intégrer les visions à l'art de vivre ou à l'art du langage."
Les concepts issus des philosophies orientales quant à eux, lorsqu’ils étaient adoptés par la science occidentale, perdaient leur faculté de signification : ils étaient vidés de leurs sens originels. De plus, ces emprunts avaient une connotation très péjorative aux yeux des contemporains, comme l’explique l’anthropologue Michel Perrin : « les mots que les occidentaux utilisent pour parler de ces phénomènes, issus de cultures fort éloignées des leurs, n’ont pas la même signification, ont souvent un sens péjoratif, ridicule au sens commun, ce qui influe sur la compréhension que peuvent en avoir les non-initiés. » (Perrin, 1989) L'utilisation de ce langage mêlant des concepts issus de la tradition indo-tibétaine à des termes scientifiques a largement contribué à la perception croissante, parmi le public, les acteurs politiques et la communauté scientifique, selon laquelle le LSD et les chercheurs qui y étaient associés étaient intimement liés à la formation d'une contre-culture menaçant l'ordre établi. Ainsi, le vocabulaire « psychédélique » allait-il avoir une influence déterminante sur la stigmatisation des études menées sur le LSD, et contribuer à causer leur arrêt.
Gnoli, A., Ceccatty, R. de, Volpi, F., & Hofmann, A. (2006). Le L.S.D et les années psychédéliques : Entretiens avec Albert Hofmann. Payot & Rivages.
Leuner, H. (1967). Ce qu’on n’a pas expliqué en France. Planète, 33, 92‑101.
Nin, A. (1974). The Diary of Anaïs Nin, 1947-1955 (Vol. 5th). Harcourt Brace Jovanovich.
Nin, A. (1976). The Diary of Anaïs Nin, 1955–1966 (Vol. 6th). Harcourt Brace Jovanovich.
Perrin, M. (1989). Anthropos. Autrement, 106.
[1] Le fameux « club des haschichins », organisé par Moreau de Tours, réunissait des intellectuels, des artistes et des scientifiques pour consommer du haschich et en décrire les effets.