[2C-B - 10mg] Simon Hantaï

Tridimensionnel

Cheval théorique
Ce matin, nous avons rendez-vous avec Simon Hantai, un de mes peintres favoris. C’est le dernier jour d’une exposition célébrant le centenaire de sa naissance (lui, il est mort).
Je connais déjà Hantai. Je l’ai vu à 15 ans lors d'une rétrospective de son œuvre, à laquelle on m'a un peu traînée de force mais qui m'a retournée. Chacune de ses toiles vibraient, m’appelaient, et je devais m’en arracher pour avancer dans l’exposition. Cette rencontre esthétique m'a profondément marquée, avec toujours ce regret de ne rien posséder que le souvenir. Alors quand j'ai vu Hantaï programmé près de chez moi, c'était comme un signe céleste, je devais y aller. Et pour nos retrouvailles, j’ai décidé de prendre un psychédélique.

Substance : 2C-B.
Dosage : 10mg
Corpulence : fine.
Set : une certaine légèreté car je sais déjà ce que je vais voir et je pense maîtriser le contexte. Je me fais juste un peu de soucis à propos de l'affluence, soucis qui sera levé in situ.
Setting : un musée pour riches. J'y vais avec mon copain Niglo.

Pourquoi le 2C-B ? À cette dose, c’est assez visuel pour m’apporter les effets désirés, assez stimulant pour nous maintenir en vie dans le musée, et avec un mindfuck assez léger pour qu’on puisse gérer cette situation sociale. Ce calcul s’est révélé parfait, rien à redire.
Je laisse les images en très grand pour vous donner un aperçu de l'effet de ces immenses toiles...

1. Travaux d'approche

La première salle parle des influences et des premiers travaux d’Hantaï. Dès l’entrée, un Pollock opportun se met à danser sous mes yeux, les différentes couches du tableau glissent les unes sous les autres…

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Pollock, number 26

Il s'agissait de montrer l'environnement esthétique du peintre. En effet Hantai s'est touché dans le style « je fais des grands gestes sur la toile », comme on peut le voir dans ses œuvres de jeunesse :

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Saint François-Xavier aux Indes - 1958

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Peinture - 1957

Des coups de racloir plutôt que de pinceau, on sent déjà un truc autour du geste d’enlever, de laisser passer la lumière… mais j’anticipe.
Il y a aussi d’immenses toiles recouvertes d’une écriture serrée, ou de petits coups de racloir qui font comme les écailles d’une très grande peau de poisson. Ces travaux de jeunesse sont très riches, ça foisonne d’idées, d’expérimentations. On peut déjà deviner qu’Hantaï est un grand maniaque, et ça va pas aller en s’arrangeant.
C’est cette partie que Niglo a préférée, pleine de la fougue et de l’inventivité d’un artiste qui se cherche. Moi aussi j’y trouve plein de pépites, mais je suis attirée par autre chose, il y a un souvenir qui m’appelle. J’attends l’illumination.

Dans la salle suivante, le peintre commence à avoir l’intuition que son truc, c’est plutôt la texture et le support. Il y a une grande toile toute plissée comme la peau d’un brontosaure (en tous cas c’est comme ça que je l’imaginerais). Un grand tableau entièrement doré, rendu très chaleureux par une couche de rouge vif derrière les applats. Niglo l’appelle « le soleil ».
Et puis il y a la série des Mariales, un truc à propos du drapé du manteau de la Vierge. C’est bon, Hantaï a trouvé sa voie : il plie ses toiles, les trempe dans la peinture, les déplie, et ça fait des motifs.


2. Caresses

Je passe sur la salle des Panses, qui ne m’inspire rien, sinon l’hilarité en lisant une citation d'Henri Michaux sur le panneau explicatif : « La cellule peut encore sauver le monde, elle seule, saucisse cosmique sans laquelle on ne pourra plus se défendre ! » ou un truc comme ça. J’arrive directement dans la salle des Études. Alors là je suis ravie, c’est comme retrouver de vieil copaines. « Vous êtes là ! » dit ma voix intérieure.

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Étude, 1969

Il y en a des rouges, des jaunes, et plusieurs teintes de bleu. Je suis si contente que j’ai du mal d’abord à m’y plonger, c’est comme lorsqu’on retrouve une personne chère et que pendant cinq minutes on ne sait plus quoi dire. Mais rapidement je me calme. C’est le bleu qui m’apaise. La couleur envahit progressivement mon champ de vision, un monde foisonnant d’oiseaux, de feuillages lumineux. La couleur est mouvante, habitée, elle vibre. Elle est profonde, pulse et me séduit, m’invite. En moi ça répond, quelque-chose ronronne et se tend, appelle. Je bois par les pores d’un organe inconnu.
Je ne prends conscience de cette fascination qu’en m’arrachant à la toile. Brève, mais sensible : c’est de la douleur.


3. Petite mort

A l’étage suivant, on découvre une grande salle entièrement habitée de Tabulas.
C’est toujours la même méthode de réserves de blanc dans des aplats de couleur, mais avec des traits rectilignes cette fois. Les toiles sont immenses, rassemblées par teintes, et on dirait qu'elles se suivent, que l'espace entier est tapissé de petits carreaux de verre colorés, qui laisseraient entrer le soleil. Ou d'écrans aux pixels géants. En tous cas, que la lumière vient de l'extérieur, entre les blancs qui semblent soudain bien terne. "C'est comme une église", dit Niglo. Un peu oui, malgré l'aseptisation de ce musée, un bref coup d'œil circulaire nous amène dans le mysticisme du peintre. Je ne connais pas sa démarche, je n'ai rien lu de lui, mais je pense, enfin je perçois, qu'il a voulu libérer la couleur en la cisaillant.

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Tabula jaune

En fait, avec la mydriase du 2C-B, c'est même éblouissant, presque inconfortable. Je choisis le jaune le plus chaud, celui qui me fera le moins mal aux yeux. Il faut se représenter que ces toiles envahissent le regard dès qu'on s'en approche. Elles résument la perception à une couleur, la saturent de vibrations, de textures, presque de mélodies. Moins riches que les Études, moins grouillantes, les Tabulas imposent leur ordre, elles claquent à la gueule. On se détourne et c'est un autre monde qui nous attrape. On navigue dans une palette démesurée.

J’avais dû m’imiscer dans le bleu, mais le jaune m’agrippe, se jette sur moi. Je vois les carrés enfler et se débordre, ils mangent les uns sur les autres, entrent en résonnance, leurs angles plissés crissent, font des interférences. Ça friture et soudain ma vision s’inverse, le blanc devenu violet fait des flash, le jaune est devenu terrible, orageux. Je me soumets, pas de problème, on ne plaisante pas avec le jaune.
Quand j'émerge de la toile, hébétée, c'est pour croiser Niglo, qui a l'air aussi sonné que moi et marmonne que son propre jaune l’a retourné.


4. Dernières lueurs

Après ça, les autres couleurs me semblent fades. Je n'ai même pas envie de les essayer. Étourdie, je reste à distance, en jetant des regards circulaires. En fait, je suis à la recherche d'une toile en particulier (que je ne trouverai pas). Et puis soudain Niglo n'est plus à portée d'yeux et je pars à sa recherche aussi. J'avance dans l'expo, je recule, je monte et descend des escaliers, je fais trois fois le tour des salles. À l'occasion je remarque que les autres visiteurs font des trucs bizarres aussi. Il y a une femme avec un grand caniche brun, très mince et très sage. Il y aussi un homme qui parcourt le musée sans regarder grand-chose, à part l'écran d'un téléphone monté sur un stick. Le regard furtif, il s'imisce dans chaque angle de vue, le jauge rapidement depuis son écran et s'enfuit. Je me demande bien ce qu'il branle. Malgré que je le croise plusieurs fois, c'est comme si on appartenait à deux mondes parfaitement distincts.

Au dernier étage j'ai retrouvé mon niglo et je me plonge dans ma dernière aventure, le tabula lilas. C'est du blanc froid sur blanc chaud (ou le contraire), et éclairé depuis un certain angle ça donne du mauve, et il y a une histoire de toile qui aurait brûlée et dont Hantaï porterait le deuil, donc tout ça est dans une pièce un peu à part, plus sombre que les autres, plus intimiste. Après le fracassage de mes rétines par le jaune, ces blancs m'évoquent des draps bien frais, de la crème fraîche, d'ailleurs ils ne clignotent pas mais grouillent et sont fluides. Ce sont des hallucinations très apaisantes.

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Tabula lilas - 1982
J'en ressors vraiment fatiguée et dans l'idée de simplement profiter de l'ambiance des œuvres, sans plus chercher à m'y plonger. À cette étage il y avait une toile tardive dans le style des études, mais en polychrome et moins précis. Les coulures faisaient comme des petites pattes à une bande de joyeux microbes de l'espace. Il y avait aussi une pièce dédiée aux travaux noirs de Hantaï. Je ne sais pourquoi, ils m'évoquent des vitraux d'église. Peut-être en raison de ce tour de force de rendre du noir si lumineux. Ça m'évoque aussi immédiatement Pierre Soulages (facile), et par association d'idée, ses vitraux à Conques. Et en fait, j'apprendrai plus tard que ces études de noir appartiennent effectivement à un projet (abandonné) d'église, donc je trouve que l'effet est réussi. Selon mon habitude, j'ignore les bancs et m'assoie directement par terre, les toiles au-dessus de moi comme des fenêtres.


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Les vitraux de la cathédrale de Conques.
Ce moment de flottement signe la fin de la visite, et aussi de la partie intéressante du trip. Le 2C-B était donc parfaitement adapté à ce contexte et tout s’est bien passé. J’aurais quand même été moins à l’aise toute seule, donc merci à Niglo de me suivre dans mes aventures. Quelqu'un m'a dit que l'expo était très intéressante, très bien expliqué, moi je n'ai pas pu lire une ligne (sauf la citation d'Henri Michaux). Mais je suis vraiment ravie de cette expérience. Je porte Hantaï dans mon cœur et j'ai pu l'expérimenter d'une façon toute personnelle et sensorielle. Je devine aussi que c'était une personne très intéressante, même si je ne le rencontrerai jamais et qu'il m'aurait sûrement ignorée, puisque c'était un ermite.


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Ce grand malade.
Si ce TR vous a intéressé à son œuvre, je vous invite à visiter ce site : https://simonhantai.org/fr/oeuvres/periodes/0/ses-oeuvres[/LEFT]
Des œuvres choisies y sont regroupées par période. Allez, pour finir j'inclus au TR ces deux tableaux, qui n'étaient pas à l'expo mais sont mes préférés.


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Sexe-Prime. Hommage à Jean-Pierre Brisset - 1955

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Blancs, 1974
 
Eblouissant TR !

On te suit dans les émotions que tu as ressenties, on s'en approche bien qu'on devine qu'il y en a eu beaucoup plus et que leur intensité est impossible à transmettre entièrement par écrit. Mais tu parviens à nous faire revivre un peu de ce voyage et c'est déjà beaucoup.
Tes passages sur Etude 1969 et Tabula jaune sont particulièrement captivants et touchants, presque poignants.

Tu nous apprends dès le début que Hantaï t'avait intimement marquée à 15 ans déjà et bien sûr tu attendais au moins autant de cette nouvelle étreinte artistique. Les titres de tes chapitres sont très éloquents à cet égard.

C'est merveilleusement raconté.

Merci pour ce partage.
 
Hey ! Actuellement en redescente de 2c-b, les images d'illustration de ton tr m'ont particulièrement fait effet, je vais m'intéresser aux travaux de cette personne c'est fascinant merci ! ✨
(Le tr est super au fait, on a l'impression d'être dans l'expo avec toi)
 
Ça me rappelle à mon dernier trip aux psychés je cherchaid désespérément une expo ou musée d'art, mais ma ville est trop petite et j'ai trouvé qu'une photographe bidon qui exposait ses photo de Fidel Castro.

Finalement j'ai finis par pleurer devant la beauté de la couleur, l'odeur et la texture d'une rose dans un parc... Comme quoi l'art peut être trouvé n'importe où. Après je suis rentrée chez moi, et le truc le plus beau que j'ai vu était la canette de desperados laissée sur la table... J'ai compris qu'il FALLAIT que je trouve un moyen d'embellir ma tanière.
 
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