Tridimensionnel
Cheval théorique
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Il ne m’est pas si facile de parler de mes trips aux tryptamines. J’ai besoin d’un moment de recueillement et de synthèse pour faire un tout cohérent de ces expériences très fortes et déstabilisants. Mais cette synthèse est importante parce qu’elle permet de donner du sens, et puis ça fait du bien de parler.
J’ai fait nimp avec la concordance des temps, ne soyez pas surpris·es par l’alternance de présent et de passé simple : je ne parvenais pas à me décider. Le temps du trip est bizarre, cet immense instant focal dont on tire parfois une vraie narration.
Substance(s) : 4-HO-MET (15mg) ; GHB (petite dose et je n’ai rien senti)
Donc ma camarade t_ et moi-même avons décidé de tester mon 4-HO-MET. J’étais curieuse de voir ce que donnerait une petite dose de GHB pendant la montée. Spoiler, ça n’a fait aucun effet. C'est pourquoi je ne considère pas ce trip comme un combo.
On en avait envie toutes les deux, mais le jour même on est partis dans la précipitation (on avait trop traîné et des contraintes sociales réclamaient qu’on soit sobres pour le dîner). On a dropé sur le chemin. Le lieu de notre trip était censé être un endroit de la forêt où se trouve un parterre de fleurs délicates et violettes, des sortes de jacinthes sauvages, de ces fleurettes qui éclosent avant les premières feuilles des arbres afin de profiter du plein soleil au travers des branches nues. Avec leurs fines feuilles touffues, elles donnent à la forêt départementale un aspect irréel qui nous a fait penser, chaque fois que nous sommes passées : « c’est l’endroit parfait pour triper ». J’y ai même passé le début de notre trip au 3-meo-pce. Par la suite, nous nous référions toujours à cet endroit en disant « les fleurs violettes ».
En l’occurrence ça faisait 2 semaines que je n’étais pas sortie de la maison et je me demandais si l’endroit serait toujours le même. La nature change si vite au printemps !
Sur le chemin nous passons non loin d’une ruche et une abeille se prend dans les cheveux de t_. Confusion, énervement ; la bestiole, se croyant menacée, nous attaque alternativement puis finit par piquer t_ sur le front. Ah, c’est super bizarre. On a déjà dropé, il n’y a rien à faire. J’admire la façon dont t_ retrouve ses esprits malgré la douleur. Moi, je suis déstabilisée par la violence qu’a montré cette stupide abeille. Les insectes volants me mettent mal à l’aise, bien que j’essaye de les considérer avec neutralité. J’ai encore la sensation de ce petit corps vibrant essayant de m’atteindre au travers de mes cheveux, avec rage, alors qu’on ne lui voulait aucun mal.
On marche rapidement sur les chemins forestiers, je sens l’euphorie grouiller, je vole un peu au-dessus de mon corps, ça pousse dans le ventre et dans le sourire.
Quand nous arrivons au lieu choisi pour le trip, la montée a commencé et j’ai un choc en voyant que la clairière a prit un « coup de chaud » : les herbes sont complètement flétries, comme si quelque géant avait marché dessus, et les fleurs sont fanées. Les arbres ont pris des feuilles et maquent le soleil. La perception que j’en ai en est totalement modifiée. Ma vision est déjà trouble, j’ai du mal à faire les mises au point, et j’ai un sentiment d’incompréhension en ne reconnaissant pas l’endroit où j’avais déjà passé quelques chouettes moments. C’est comme si j’avais raté mon point de chute. Je m’assoie, je regarde, j’essaye de prendre les choses comme elles viennent, mais je suis déstabilisée.
J’en étais à me débattre avec ma myopie quand les herbes les plus proches se sont imposées à ma vue, avec une réalité inexprimable. Leur présence emplit tout le champ de mon esprit, ne me laisse pas loisir de les écarter comme des objets du paysage. C’est bel et bien le début du trip : cette sensation si particulière, qu’on peut décrire tant qu’on veut mais dont la substance doit être vécue. Chaque fois que je prends des tryptamines, j’atterris dans un espace connu – magique et inquiétant – que je quitte à la fin des effets et que je retrouve la fois suivante. Et j’ai beau tenter d’en parler, il n’y a que lorsque j’y retourne – quand je refais le voyage – que je comprends réellement le sens de mes mots.
J’étais bouche bée, déjà complètement submergée. Tout me sautait au visage sans ordre, sans organisation. J’ai fini par comprendre – avec quelques difficultés – que les fleurettes violettes portaient des fruits. Ce qui expliquait l’état de la pelouse : ayant fructifié, la plante n’avait plus besoin de sa fleur et celle-ci avait fané, de même que ses herbes. Fruits forts jolis au demeurant, mais sur le coup je l’ai bizarrement pris : dans ma tête, la féerie des semaines précédentes avait laissé place à la trivialité de la procréation. Les repères connus étaient balayés par l’inexorable force de vie, qui se montrait sous un jour légèrement monstrueux (je n’avais jamais vu des fruits de cette forme). C’est bête, mais voilà : il y avait quelque-chose d’un peu horrifique dans cette nature qui se reproduisait en attirant les pollinisateurs, en parasitant les végétations alentours et en se battant pour l’eau et la lumière et les nutriments. Une force alternative aveugle et multiple, insectoïde.
Et là, j’ai commencé à avoir peur. Ces vies menaçantes, voraces et sans conscience – comme cette stupide abeille – se pressaient aux portes de ma psyché. Où que je porte mon regard, je voyais les végétaux palpitants – les arbres énormes et les herbes fragiles – les moustiques, les fourmis… toute cette petite vie tranquille que je ne pouvais tenir à distance que parce que j’étais humaine, forte et grande et rationnelle, et donc que je pouvais donc fantasmer comme gentille – mais elle ne l’était pas, et la moindre faiblesse se retournerait contre moi.
Ça ressemble à un bad trip mais ça ne l’était pas. J’étais effrayée, mais fascinée aussi. En fait, j’étais même tétanisée. Immobile, les yeux ronds et la bouche ouverte. Le mot « stupeur » décrit assez bien mon état.
J’ai regardé un tronc, des visuels ont commencé à se former – morceaux d’écorces palpitants, comme gonflés de chair, de sang, de leur vie propre ; segments de pattes, de corps, d’insectes… C’était très beau mais je n’avais pas très envie de me laisser piéger par ce genre de visuel. J’ai regardé ailleurs. Un moustique m’a frôlé. Et à ce moment j’étais dans une telle hypersensibilité que ce fut comme si un être m’avait touché du doigts – je ne l’ai même pas repoussé, je me suis levée et déplacée d’un mètre – j’avais eu peur du moustique !
Pendant ce temps, t_ ne ressentait rien et ça lui fichait le seum. J’aurais bien voulu lui partager mes impressions pour qu’elle s’ennuie moins, mais je ne pouvais pas, j’étais tétanisée, submergée, j’avais les larmes aux yeux d’un sentiment inexprimable de possession sublime.
« Bon, il faut se ressaisir » ai-je pensé. D’abord, fumer une cigarette. Comme chaque fois que je suis sous trypta, mon corps me semble hors de contrôle. Je suis un doudou. Mes membres sont gourds et sans énergie, je n’ai pas de tonus et je m’essouffle. Je m’enfonce dans une sensation de confort interne presque sexuel et le moindre mouvement me demande énormément d’attention. C’est fou le nombre de muscles à coordonner pour accomplir une action qu’il faut tout ce temps-là garder en tête… bref, j’allume ma clope. J’inspire. Je me sens immédiatement mieux.
Un jour, un psychonaute m’a dit que l’acte de fumer donne une sensation d’ancrage dans le corps, dans le temps. J’ai tout de suite fait mienne cette idée. Il est vrai que, alors que je suis fumeuse plutôt occasionnelle, une fois sous trypta je peux taxer des clopes jusqu’à vider le paquet. Alors que je suis en train d’inspirer cette fumée cancérigène, je sens ma colonne d’air se remplir de particules râpeuses qui me lestent, m’arriment à moi-même. La cigarette devient le centre de ma perception. Je continue à regarder avec inquiétude ce qui m’entoure – peut-être apeurée à l’idée qu’une jacinthe ne m’attaque ? – mais je me sens mieux.
Une ancre, voilà ce qui me manque : je suis complètement perdue. Si la nature me ballotte, ne fait qu’une bouchée de moi, c’est parce que je n’ai pas de socle, pas de consistance. Je regrette de ne pas avoir mon doudou, que j’ai cherché en vain avant de quitter la maison. C’est très infantile mais j’ai besoin d’être rassurée. Des images anciennes me reviennent, des gens qui comptent, des échos. Des fragments de personnalité qui me rappellent qui je suis et où se trouve ma place. Mais ces gens ne sont pas là, c’est à moi de me tenir droite en m’appuyant sur ces souvenirs. J’ai envie que t_ m’étreigne et me dise qu’elle est là, que je suis là, qu’on est là toutes les deux. Je ne le lui demande pas, car j’ai peur qu’elle s’exécute sans conviction (et parce que j’ai un peu honte, aussi). Je ne veux pas mendier de la stabilité, de l’ancrage. Si l’on me l’offre, c’est tant mieux ; mais c’est à moi d’être mon propre axis mundi, mon Arbre Monde.
J’ai pensé que j’avais quand même fait des progrès. Quelques années plus tôt, je n’aurais pas su tenir à distance ces pensées envahissantes et ce sentiment de perdition. J’y aurais cru totalement, avec passion. Tandis que ce jour-là, malgré la peur et la fascination, je pouvais observer ces processus mentaux avec une sorte de sérénité. La submersion n’avait atteint qu’une partie de mon être, et si je ne pouvais pas m’en défaire, je n’y étais pas non plus soumise.
Au fond de moi il y avait un grand calme, qui disait : je suis ainsi, la nature est ainsi, le monde est ainsi, et il n’y a rien à faire. Et cet abandon-là était une victoire.
Ensuite t_ a voulu qu’on bouge et je l’ai suivie, maladroite et perdue. À l’étape suivante, j’ai senti que mes perceptions retrouvaient déjà un peu de leur clarté. L’effet du 4-HO-MET a été paroxystique et bref. J’ai quand même mis du temps à retrouver le plein contrôle de mes pensées – à ne plus craindre qu’une fleur, qu’une parole ne me frappent assez fort pour me mettre en orbite. Je n’ai plus eu la moindre hallu. Assez surprenamment, t_ a commencé à monter au moment où je descendais. Elle a eu de très belles hallucinations et je l’ai accompagnée pendant son voyage en retrouvant peu à peu mes propres repères.
Je n’ai pas vraiment eu d’afterglow, plutôt une sensation persistante de déséquilibre et de fragmentation. Je me suis sentie fragile et déconnecté, mais également consciente de ma faiblesse d’une façons sereine et acceptante.
Ce n’était pas un trip très agréable mais je ne le considère pas comme inutile. J’ai l’impression d’y avoir compris quelque-chose de ma vulnérabilité, quelque-chose qui pourrait en faire une force.
En écrivant cela j’ai un peu honte d’avoir été submergée par trois arbres, quelques moustiques et une dizaine de fleurettes.
En temps normal j’aime beaucoup les lieux sylvestres. Mais ne les vois pas du tout comme des espaces neutres ou rassurants. La nature est pleine d’entités. Parfois la forêt m’accueille, mais elle peut aussi se montrer extrêmement violente, excluante. La forêt est un lieu touffu, grouillant ; il n’y a pas un endroit où poser simplement les yeux, et tout ce que l’on touche est vivant. Il n’y a pas de solution de repli, nulle part où se réfugier.
Ce n’est pas la première fois que les insectes ou les arbres me donnent des sueurs froides. J’ai beau aimer la nature, je commence à penser que ce setting n’est pas idéal pour trois raisons : j’ai des sens très affûtés, j’ai peu de maîtrise sur mon attention et je manque de socle émotionnel. Il s’ensuit immanquablement que des stimulations sensorielles multiples ou puissantes entraînent confusion, désorientation, angoisse.
Quand les portes de la perception sont déjà grandes ouvertes, les « révélateurs d’âme » que sont les psychédéliques jouent à la roulette russe. J’ai eu des moments d’extase. Je me rends compte aussi de ma grande faiblesse face aux perturbations. Quand ce qui passe la porte est gentil, c’est la fête. Mais le moindre trouble-fête peut me plier.
J’ai fait nimp avec la concordance des temps, ne soyez pas surpris·es par l’alternance de présent et de passé simple : je ne parvenais pas à me décider. Le temps du trip est bizarre, cet immense instant focal dont on tire parfois une vraie narration.
Substance(s) : 4-HO-MET (15mg) ; GHB (petite dose et je n’ai rien senti)
- Corpulence : 1m70 – 50kg
- Set (état d’esprit) : j’en ai envie mais j’ai un peu le trac.
- Setting (environnement) : la forêt, toussa
Donc ma camarade t_ et moi-même avons décidé de tester mon 4-HO-MET. J’étais curieuse de voir ce que donnerait une petite dose de GHB pendant la montée. Spoiler, ça n’a fait aucun effet. C'est pourquoi je ne considère pas ce trip comme un combo.
On en avait envie toutes les deux, mais le jour même on est partis dans la précipitation (on avait trop traîné et des contraintes sociales réclamaient qu’on soit sobres pour le dîner). On a dropé sur le chemin. Le lieu de notre trip était censé être un endroit de la forêt où se trouve un parterre de fleurs délicates et violettes, des sortes de jacinthes sauvages, de ces fleurettes qui éclosent avant les premières feuilles des arbres afin de profiter du plein soleil au travers des branches nues. Avec leurs fines feuilles touffues, elles donnent à la forêt départementale un aspect irréel qui nous a fait penser, chaque fois que nous sommes passées : « c’est l’endroit parfait pour triper ». J’y ai même passé le début de notre trip au 3-meo-pce. Par la suite, nous nous référions toujours à cet endroit en disant « les fleurs violettes ».
En l’occurrence ça faisait 2 semaines que je n’étais pas sortie de la maison et je me demandais si l’endroit serait toujours le même. La nature change si vite au printemps !
Sur le chemin nous passons non loin d’une ruche et une abeille se prend dans les cheveux de t_. Confusion, énervement ; la bestiole, se croyant menacée, nous attaque alternativement puis finit par piquer t_ sur le front. Ah, c’est super bizarre. On a déjà dropé, il n’y a rien à faire. J’admire la façon dont t_ retrouve ses esprits malgré la douleur. Moi, je suis déstabilisée par la violence qu’a montré cette stupide abeille. Les insectes volants me mettent mal à l’aise, bien que j’essaye de les considérer avec neutralité. J’ai encore la sensation de ce petit corps vibrant essayant de m’atteindre au travers de mes cheveux, avec rage, alors qu’on ne lui voulait aucun mal.
On marche rapidement sur les chemins forestiers, je sens l’euphorie grouiller, je vole un peu au-dessus de mon corps, ça pousse dans le ventre et dans le sourire.
Quand nous arrivons au lieu choisi pour le trip, la montée a commencé et j’ai un choc en voyant que la clairière a prit un « coup de chaud » : les herbes sont complètement flétries, comme si quelque géant avait marché dessus, et les fleurs sont fanées. Les arbres ont pris des feuilles et maquent le soleil. La perception que j’en ai en est totalement modifiée. Ma vision est déjà trouble, j’ai du mal à faire les mises au point, et j’ai un sentiment d’incompréhension en ne reconnaissant pas l’endroit où j’avais déjà passé quelques chouettes moments. C’est comme si j’avais raté mon point de chute. Je m’assoie, je regarde, j’essaye de prendre les choses comme elles viennent, mais je suis déstabilisée.
J’en étais à me débattre avec ma myopie quand les herbes les plus proches se sont imposées à ma vue, avec une réalité inexprimable. Leur présence emplit tout le champ de mon esprit, ne me laisse pas loisir de les écarter comme des objets du paysage. C’est bel et bien le début du trip : cette sensation si particulière, qu’on peut décrire tant qu’on veut mais dont la substance doit être vécue. Chaque fois que je prends des tryptamines, j’atterris dans un espace connu – magique et inquiétant – que je quitte à la fin des effets et que je retrouve la fois suivante. Et j’ai beau tenter d’en parler, il n’y a que lorsque j’y retourne – quand je refais le voyage – que je comprends réellement le sens de mes mots.
J’étais bouche bée, déjà complètement submergée. Tout me sautait au visage sans ordre, sans organisation. J’ai fini par comprendre – avec quelques difficultés – que les fleurettes violettes portaient des fruits. Ce qui expliquait l’état de la pelouse : ayant fructifié, la plante n’avait plus besoin de sa fleur et celle-ci avait fané, de même que ses herbes. Fruits forts jolis au demeurant, mais sur le coup je l’ai bizarrement pris : dans ma tête, la féerie des semaines précédentes avait laissé place à la trivialité de la procréation. Les repères connus étaient balayés par l’inexorable force de vie, qui se montrait sous un jour légèrement monstrueux (je n’avais jamais vu des fruits de cette forme). C’est bête, mais voilà : il y avait quelque-chose d’un peu horrifique dans cette nature qui se reproduisait en attirant les pollinisateurs, en parasitant les végétations alentours et en se battant pour l’eau et la lumière et les nutriments. Une force alternative aveugle et multiple, insectoïde.
Et là, j’ai commencé à avoir peur. Ces vies menaçantes, voraces et sans conscience – comme cette stupide abeille – se pressaient aux portes de ma psyché. Où que je porte mon regard, je voyais les végétaux palpitants – les arbres énormes et les herbes fragiles – les moustiques, les fourmis… toute cette petite vie tranquille que je ne pouvais tenir à distance que parce que j’étais humaine, forte et grande et rationnelle, et donc que je pouvais donc fantasmer comme gentille – mais elle ne l’était pas, et la moindre faiblesse se retournerait contre moi.
Ça ressemble à un bad trip mais ça ne l’était pas. J’étais effrayée, mais fascinée aussi. En fait, j’étais même tétanisée. Immobile, les yeux ronds et la bouche ouverte. Le mot « stupeur » décrit assez bien mon état.
J’ai regardé un tronc, des visuels ont commencé à se former – morceaux d’écorces palpitants, comme gonflés de chair, de sang, de leur vie propre ; segments de pattes, de corps, d’insectes… C’était très beau mais je n’avais pas très envie de me laisser piéger par ce genre de visuel. J’ai regardé ailleurs. Un moustique m’a frôlé. Et à ce moment j’étais dans une telle hypersensibilité que ce fut comme si un être m’avait touché du doigts – je ne l’ai même pas repoussé, je me suis levée et déplacée d’un mètre – j’avais eu peur du moustique !
Pendant ce temps, t_ ne ressentait rien et ça lui fichait le seum. J’aurais bien voulu lui partager mes impressions pour qu’elle s’ennuie moins, mais je ne pouvais pas, j’étais tétanisée, submergée, j’avais les larmes aux yeux d’un sentiment inexprimable de possession sublime.
« Bon, il faut se ressaisir » ai-je pensé. D’abord, fumer une cigarette. Comme chaque fois que je suis sous trypta, mon corps me semble hors de contrôle. Je suis un doudou. Mes membres sont gourds et sans énergie, je n’ai pas de tonus et je m’essouffle. Je m’enfonce dans une sensation de confort interne presque sexuel et le moindre mouvement me demande énormément d’attention. C’est fou le nombre de muscles à coordonner pour accomplir une action qu’il faut tout ce temps-là garder en tête… bref, j’allume ma clope. J’inspire. Je me sens immédiatement mieux.
Un jour, un psychonaute m’a dit que l’acte de fumer donne une sensation d’ancrage dans le corps, dans le temps. J’ai tout de suite fait mienne cette idée. Il est vrai que, alors que je suis fumeuse plutôt occasionnelle, une fois sous trypta je peux taxer des clopes jusqu’à vider le paquet. Alors que je suis en train d’inspirer cette fumée cancérigène, je sens ma colonne d’air se remplir de particules râpeuses qui me lestent, m’arriment à moi-même. La cigarette devient le centre de ma perception. Je continue à regarder avec inquiétude ce qui m’entoure – peut-être apeurée à l’idée qu’une jacinthe ne m’attaque ? – mais je me sens mieux.
Une ancre, voilà ce qui me manque : je suis complètement perdue. Si la nature me ballotte, ne fait qu’une bouchée de moi, c’est parce que je n’ai pas de socle, pas de consistance. Je regrette de ne pas avoir mon doudou, que j’ai cherché en vain avant de quitter la maison. C’est très infantile mais j’ai besoin d’être rassurée. Des images anciennes me reviennent, des gens qui comptent, des échos. Des fragments de personnalité qui me rappellent qui je suis et où se trouve ma place. Mais ces gens ne sont pas là, c’est à moi de me tenir droite en m’appuyant sur ces souvenirs. J’ai envie que t_ m’étreigne et me dise qu’elle est là, que je suis là, qu’on est là toutes les deux. Je ne le lui demande pas, car j’ai peur qu’elle s’exécute sans conviction (et parce que j’ai un peu honte, aussi). Je ne veux pas mendier de la stabilité, de l’ancrage. Si l’on me l’offre, c’est tant mieux ; mais c’est à moi d’être mon propre axis mundi, mon Arbre Monde.
J’ai pensé que j’avais quand même fait des progrès. Quelques années plus tôt, je n’aurais pas su tenir à distance ces pensées envahissantes et ce sentiment de perdition. J’y aurais cru totalement, avec passion. Tandis que ce jour-là, malgré la peur et la fascination, je pouvais observer ces processus mentaux avec une sorte de sérénité. La submersion n’avait atteint qu’une partie de mon être, et si je ne pouvais pas m’en défaire, je n’y étais pas non plus soumise.
Au fond de moi il y avait un grand calme, qui disait : je suis ainsi, la nature est ainsi, le monde est ainsi, et il n’y a rien à faire. Et cet abandon-là était une victoire.
Ensuite t_ a voulu qu’on bouge et je l’ai suivie, maladroite et perdue. À l’étape suivante, j’ai senti que mes perceptions retrouvaient déjà un peu de leur clarté. L’effet du 4-HO-MET a été paroxystique et bref. J’ai quand même mis du temps à retrouver le plein contrôle de mes pensées – à ne plus craindre qu’une fleur, qu’une parole ne me frappent assez fort pour me mettre en orbite. Je n’ai plus eu la moindre hallu. Assez surprenamment, t_ a commencé à monter au moment où je descendais. Elle a eu de très belles hallucinations et je l’ai accompagnée pendant son voyage en retrouvant peu à peu mes propres repères.
Je n’ai pas vraiment eu d’afterglow, plutôt une sensation persistante de déséquilibre et de fragmentation. Je me suis sentie fragile et déconnecté, mais également consciente de ma faiblesse d’une façons sereine et acceptante.
Ce n’était pas un trip très agréable mais je ne le considère pas comme inutile. J’ai l’impression d’y avoir compris quelque-chose de ma vulnérabilité, quelque-chose qui pourrait en faire une force.
En écrivant cela j’ai un peu honte d’avoir été submergée par trois arbres, quelques moustiques et une dizaine de fleurettes.
En temps normal j’aime beaucoup les lieux sylvestres. Mais ne les vois pas du tout comme des espaces neutres ou rassurants. La nature est pleine d’entités. Parfois la forêt m’accueille, mais elle peut aussi se montrer extrêmement violente, excluante. La forêt est un lieu touffu, grouillant ; il n’y a pas un endroit où poser simplement les yeux, et tout ce que l’on touche est vivant. Il n’y a pas de solution de repli, nulle part où se réfugier.
Ce n’est pas la première fois que les insectes ou les arbres me donnent des sueurs froides. J’ai beau aimer la nature, je commence à penser que ce setting n’est pas idéal pour trois raisons : j’ai des sens très affûtés, j’ai peu de maîtrise sur mon attention et je manque de socle émotionnel. Il s’ensuit immanquablement que des stimulations sensorielles multiples ou puissantes entraînent confusion, désorientation, angoisse.
Quand les portes de la perception sont déjà grandes ouvertes, les « révélateurs d’âme » que sont les psychédéliques jouent à la roulette russe. J’ai eu des moments d’extase. Je me rends compte aussi de ma grande faiblesse face aux perturbations. Quand ce qui passe la porte est gentil, c’est la fête. Mais le moindre trouble-fête peut me plier.